Contrôle anti-dopage dans la littérature alpine

20 juin 2016 - 2 commentaires

Au début du mois, la revue scientifique américaine Plos One a publié une étude consacrée à la prise de médicaments pour les alpinistes qui s’attaquent au mont Blanc. Reprise par plusieurs grands médias comme Le Monde ou Libération, cette étude a permis de relancer un débat vieux comme le piolet de Maurice Herzog : à quoi marchent les aventuriers de l’altitude ? Petit coup de gnôle salvateur, cocktail dopant explosif ou eau de source de montagne ? Pour rebondir sur le sujet, je me suis autorisé une analyse d’urine sur un échantillon prélevé dans la littérature alpine. Je livre ici les premiers résultats en attendant la contre-expertise…

Amphétamines, Dexedrine, Coramine, Sympamine, Pervitine, Benzédrine, Maxiton, mixture miracle, pilules magiques… voici pêle-mêle les différents termes que mon laboratoire d’analyse a découverts dans les plus belles pages de la littérature de montagne. Il semblerait par ailleurs que les années 50 et la bataille pour la conquête des premiers 8 000 soient à l’origine de quelques avancées de premier ordre dans la pharmacie des médecins d’altitude. Car pendant que Fausto Coppi, Jacques Anquetil et consorts découvraient les bienfaits des amphétamines sur les routes du Tour, nos chers alpinistes, ne semblaient pas en reste…

Maxiton sur l’Annapurna en 1950

1950. Sur les pentes de l’Annapurna dont ils atteindront le sommet le 3 juin, les Français, Maurice Herzog en tête, se sentent pousser des ailes. Lionel Terray s’en étonne presque. « Nous n’avons presque rien mangé depuis vingt-quatre heures. Pourtant notre vigueur est stupéfiante pour des hommes qui ont travaillé depuis plusieurs jours à une altitude supérieure à 7 000 mètres. Devons-nous cette forme miraculeuse à l’absorption régulière des drogues prescrites par Oudot ? » écria-t-il plus tard dans Les conquérants de l’inutile. David Roberts, auteur de Annapurna une affaire de cordée se montre plus pragmatique : « Il faut, enfin, dire que dans l’abondant stock de pilules dont disposait l’expédition, figurait un stimulant appelé Maxiton. Dans les années cinquante, et jusque dans les années soixante-dix, les alpinistes avaient l’habitude de prendre des produits dopants comme la Dexedrine pour aider leurs muscles trop sollicités à surmonter les épreuves. Ses utilisateurs allaient plus tard apprendre que le Maxiton est une drogue particulièrement dangereuse qui, même à petite dose, peut occasionner « une sorte d’état d’ébriété », et « perturber le sens de l’équilibre », selon un rapport sur la question. Cette drogue est « un puissant stimulant qui provoque une sorte d’euphorie » ».

Hermann Buhl et la Pervitine

En 1953, le phénoménal Autrichien Hermann Buhl marqua l’histoire de l’alpinisme en atteignant le sommet du Nanga Parbat dans un final en solitaire époustouflant. Mais au moment d’entamer la descente, il fut victime d’un sérieux coup de pompe qui aurait pu (dû ?) lui être fatal sans quelques pilules magiques. Il raconte dans son livre Buhl du Nanga Parbat : « Je ne suis qu’une ombre marchant derrière son ombre. Puis je me souviens de la Pervitine. Le sang et la salive me coulent dans la bouche, tout est collé, je m’enfonce les trois tablettes dans le gosier, comme si elles étaient des copeaux de bois. » A son retour au camp de base, Buhl, surexcité, aura toutes les peines du monde à trouver le sommeil… Dans son excellent En solo sorti récemment aux éditions Glénat, Gilles Chappaz consacre un chapitre à cette ascension d’Hermann Buhl et revient notamment sur la prise de Pervitine : « Faut-il considérer que Buhl s’est dopé ? En tout état de cause, le principal intéressé n’en était pas conscient puisqu’à l’époque il était courant de faire appel à la Pharmacopée dans le seul but de pallier un éventuel coup de moins bien. » Et plus loin : « La Pervitine (…) un médicament connu sous le nom de « pilule de Goering » dont les effets notables sont une augmentation de la concentration et de l’endurance, une diminution de la fatigue et un sentiment de puissance. »*

Benzédrine à l’Everest et Sympamine au K2

En cette même année 1953, Hillary, Tenzing et les Anglais sont sur le point de conquérir l’Everest. Au milieu des innombrables caisses de matériel, l’inévitable trousse à pharmacie du docteur Ward contient, elle aussi, quelques produits intéressants. Dans Victoire sur l’Everest, John Hunt, le chef d’expédition, détaille : « Michael Ward avait, dans sa pharmacie, une certaine quantité de « benzedrine », drogue utilisée avec succès pendant la guerre (…) Elle avait pour propriété particulière de supprimer l’envie de dormir. Selon Michael, il y avait quelque risque à l’utiliser d’abord sur la face du Lhotse. Aussi, cette drogue ne fut-elle administrée qu’à deux sherpas volontaires de la cascade de glace. » Résultat des courses, le premier fut ravi de voir sa toux disparaitre et le second trouva son sommeil bien meilleur !

L’année suivante, les Italiens conquièrent le K2 et le récit officiel d’Ardito Desio – La conquête du K2 – n’élude pas non plus la question lorsqu’il cite le témoignage d’Achille Compagnoni et Lino Lacedelli amorçant leur descente : « C’est ainsi qu’une demi-heure après avoir atteint le point culminant du K2 (8 611 m), deuxième plus haut sommet de l’Himalaya, nous nous remettons en marche. Nous n’avons ni mangé, ni bu, pas même une goutte. Nous ne prenons qu’une pastille de Sympamine® (une amphétamine) et c’est la seule fois que nous avons recouru à un excitant. »

A la fin des années 50, lorsque les cordées mythiques s’acharnent sur les derniers grands problèmes des Alpes, certains récits ne laissent pas non plus de place au doute. Citons par exemple ce passage sur la préparation de l’ascension de la Cima Ovest en 1959 par Pierre Mazeaud dans Montagne pour un homme nu : « Nous préparons le matériel que nous porterons demain au pied de la terrible face : près de cent pitons, cinquante mousquetons, une trentaine de coins, trois cordes de quatre-vingts mètres, de quoi manger et se doper, boire aussi, pendant huit jours. » Ou encore René Desmaison – La montagne à mains nues – en difficulté dans l’éperon Margherita aux Grandes Jorasses en 1958 avec Jean Couzy : « De son sac, Jean sort une mixture miracle, sans doute mise au point dans le mortier de quelque sorcier moderne. Elle doit me redonner force et courage. En effet, bientôt je me sens mieux ; enfin, disons un tout petit mieux. »

Beghin et Messner à l’eau claire

Que penser de tout cela ? L’alpinisme n’étant régi par aucune règle officielle, il n’est pas convenable de parler de pratique illicite et comme dirait ce grand philisophe grec à l’accent marseillais : « L’escalade libre, la vraie, sans guillemet, c’est être libre de faire ce qu’on veut. » Certains, réputés pour tourner à l’eau claire, ont pourtant un avis bien tranché sur la question. Le grand Reinhold Messner est incontestablement de ceux-là : « Une montagne s’épuise vite quand l’homme ne se contente pas d’utiliser ses possibilités, quand il vise davantage le triomphe de la victoire que la connaissance de soi. L’alpiniste qui utilise drogues et appareils, se trompe lui-même » proclame-t-il dans Everest sans oxygène.

Autre grand himalayiste s’interdisant ce genre de pratique, Pierre Beghin était tout aussi intransigeant sur la question du dopage. Dans sa biographie – Pierre Beghin, l’homme de tête -, François Carrel est catégorique : « Plus profondément, la démarche intellectuelle et morale d’un Beghin vers la haute altitude était telle que le recours à un produit stimulant ou dopant, quel qu’il soit, est inconcevable pour lui. Oxygène compris bien évidemment ! Pierre Beghin, comme ses amis et compagnons de cordée de l’époque, était à mille lieues de ces pratiques aujourd’hui courante en Himalaya et qui doivent être regroupées sous le nom de dopage ». Dans ce même livre, François Carrel cite également l’alpiniste suisse Jean Troillet, fidèle Lieutenant d’Erhard Loretan : « A cette altitude-là, si on prend quelque chose, on claque. Surtout les amphétamines, il n’y a pas plus dangereux : ça pousse la machine et quand ça s’arrête ça fait pshhht… tu t’endors et tu n’as plus aucune chance de te réveiller. »

Un petit coup de gnôle ?

Si d’après certaines légendes, la gorgée de Ricard pur aurait quelques vertus pour le cycliste à l’agonie, il semblerait que l’alpiniste en bout de course trouve lui aussi dans la gnôle quelques ressources salvatrices. Ainsi, à l’hiver 1957, alors qu’ils sont sur le point de renoncer en pleine face ouest des Drus, René Desmaison et Jean Couzy spéculent autour de l’apéro : « Jean, passe-moi la gourde. Elle est  vide. Comment ? Déjà ? Est-ce l’effet de cette grasse matinée, de l’abondant repas, de l’alcool ? Nos sombres spéculations du réveil nous semblent tout à coup d’un pessimisme exagéré ! Il serait ridicule d’abandonner par un temps aussi radieux ! Ça ne serait pas loyal ! » raconte Desmaison dans La montagne à mains nues. Dans le cas où des enfants passeraient par ici, je me permets d’éluder les pratiques, à base vodka, en vogue dans les camps de base des expéditions polonaises des années 1970 et 1980…

Ainsi, même si l’alpiniste ne crache pas sur un petit coup de pouce pharmaceutique à l’occasion, tout cela semble néanmoins assez éloigné du dopage à grande échelle et en bande organisée. Reste le dopage mécanique récemment inventé par quelques cyclistes tout en finesse, mais avec les températures relevées là-haut, pas sûr que les batteries tiennent le coup… Il faut croire que le piolet à moteur n’est pas pour demain ! Quoique…

* La Pervitine était, à la base, utilisée pour stimuler les soldats allemands pendant la guerre.

Dopage et alpinisme
Magazine « Tout faire, tout savoir » du 1er février 1931 – L’alpinisme en motocyclette (Source: halboor.com)

2 Commentaires

  • Pedro26 - 27 mars 2018 à 8 h 04 min

    Excellent article sur un sujet tabou.
    Un grand Bravo !

  • thomas - 27 mars 2018 à 13 h 00 min

    Merci Pedro !
    A en lire les récits de la grande époque des conquêtes, ça n’était pas si tabou que ça. Mais ça l’est probablement devenu effectivement…

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