Les conquérants de l’inutile // Lionel Terray
De Gallimard à Guérin, histoire d'une autobiographie fulgurante
Les conquérants de l’inutile, c’est vraiment un bouquin un part. L’imposant format de l’édition Guérin m’interdit d’ailleurs de le ranger dans ma bibliothèque dédiée à la littérature de montagne. C’est tragique mais c’est comme ça. A sa sortie en 1961, l’ouvrage n’eut cependant aucun mal à trouver sa place parmi les classiques du genre. « Les conquérants » comme l’appellent les spécialistes, est aujourd’hui encore considéré comme la plus belle autobiographie jamais produite par un alpiniste. Certains en viennent même à douter que Terray ait pu l’écrire par ses propres moyens…
« Avec Gaston, on riait de son orthographe »
C’est David Roberts dans son savoureux « Annapurna, une affaire de cordée » qui n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat en citant Françoise Rébuffat, la veuve de Gaston: « Terray était incapable d’écrire un mot sans fautes. Avec Gaston, on riait de son orthographe en recevant ses lettres… Alors Terray chez Gallimard… sans un nègre, je n’y crois pas ». Ce qui pourrait passer pour de la jalousie féroce lui fut néanmoins confirmé plus tard par d’autres sources n’hésitant pas à aller jusqu’à citer Roger Nimier comme nègre de Terray chez Gallimard. Dieu merci, quelques pages plus tard, en fouinant dans la maison de la famille Terray à Grenoble, Roberts finit par mettre la main sur le manuscrit des « Conquérants » écrit de la main de Terray, lavant ainsi l’alpiniste légendaire de ce redoutable affront.
Il faut dire qu’il est diablement bien écrit ce bouquin ! Il y a déjà ce titre… magnifique coup de génie qui sera repris à toutes les sauces dans les chroniques alpines du monde entier. « Les conquérants de l’inutile »… tout est dit… Le reste du livre n’a rien à envier à son titre et à part quelques longueurs et d’évitables clichés sur les canadiens et leur pays où « l’ivrognerie est un vice courant » ou sur les népalais vraiment très, très, très gentils, le style Terray se pose là, à l’image de sa conclusion à ranger au rang des plus belles citations sur la montagne: « Si vraiment aucune pierre, aucun sérac, aucune crevasse ne m’attend quelque part dans le monde pour arrêter ma course, un jour viendra où, vieux et las, je saurai trouver la paix parmi les animaux et les fleurs. Le cercle sera fermé, enfin je serai le simple pâtre qu’enfant je rêvais de devenir. »
Le bon coup de Michel Guérin
Au niveau du contenu, « les conquérants » se décompose en huit chapitres qui parcourent la vie passionnante du guide en évoquant, de façon chronologique, ses débuts à ski, ses premières conquêtes – celles des sommets plutôt que celles du « Choucas » – avec Rébuffat, le rôle qu’il a joué lors de la guerre, sa rencontre avec Lachenal, la face nord de l’Eiger en 1947, son métiers de guide et enfin, bien sûr, l’expédition à l’Annapurna puis celles au Fitz Roy et au Makalu. A l’inverse de Lachenal et Rébuffat, Terray ne sous-entend aucun état d’âme sur l’Annapurna. A peine regrette-t-il que les journaux ne cristallisent l’attention sur Herzog, reléguant les autres « dans des rôles de simples comparses ». Pour le reste, aucun souci avec Momo !
Mais le dernier coup de génie des « conquérants de l’inutile » – paru pour la première fois en 1961 chez Gallimard – n’est pas à mettre au crédit de Lionel Terray mais plutôt à celui d’un certain Michel Guérin qui, en en publiant en 1995 une version maousse de 450 pages illustrées de centaines de photos issues de la collection personnelle de Marianne Terray – veuve de Lionel -, profita de l’occasion pour lancer la maison d’édition aux livres rouges que tout le monde connait et qui fait aujourd’hui le bonheur des amateurs de littérature alpine. Inutiles vraiment ces « conquérants » ?
La version des éditions Guérin: 450 pages illustrées. Dix kg de bonheur !
3 Commentaires
Evelyne - 12 juillet 2018 à 18 h 38 min
Je viens juste de terminer la lecture de ce merveilleux livre. J.ai souhaité en savoir plus sur L.Terray et en naviguant sur le net, je découvre votre article. Pour quel raison qualifiez vous cet alpiniste d »imbécile » en introduction de votre article ?
thomas - 12 juillet 2018 à 19 h 12 min
C’est peu dire que Terray a surpris son monde à l’époque avec ce livre. Contrairement à Rébuffat par exemple, il n’était pas franchement réputé pour ses talents littéraires et ils sont nombreux à avoir douté qu’il ait pu lui-même écrire ce chef d’oeuvre. Pour en savoir plus à ce sujet, je vous conseille le livre Annapurna, une affaire de cordée de David Roberts (Guérin).
Marc Hérin - 3 février 2023 à 15 h 30 min
C’est vrai que ce livre est magnifique, et très joliment écrit. Je l’ai lu il y a de nombreuses années dans son édition originale chez Gallimard. Et je comprends que ça ait pu surprendre. Mais Roberts, qui est enquêteur, a bel et bien retrouvé le manuscrit original, de la main de Terray dans sa maison de Grenoble. Il ne faut pas oublier que Marianne était enseignante, et il a sans doute pu profiter de ses conseils pour l’écriture. Mais ça, nul ne le saura jamais.
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