Hallucinations en altitude
La très haute altitude est un domaine extraordinaire. Ceux qui en reviennent parlent souvent d’expérience mystique et leurs récits touchent parfois l’irrationnel. Manque d’oxygène, fatigue extrême, froid, déshydratation ou solitude sont autant de facteurs propices aux hallucinations qui frappent parfois les alpinistes en bout de course. La littérature de montagne en témoigne. Article hallucinant !
Jean Troillet à l’Everest : « Les 8 000 c’est dingue ! »
« J’ai eu déjà des hallucinations au K2 mais alors ici c’est dingue… je vois des grimpeurs sur des séracs, un gars habillé en carnaval, un autre qui sort d’une caverne. Avant je me suis surpris à voir un transformateur sur un nuage qui était sur notre camp avancé. Les 8 000 c’est dingue ! » Bigre ! Jean Troillet aurait-il trouvé des champignons hallucinogènes au sommet de l’Everest ? Semblant tout droit sortis d’une rave party qui aurait mal tourné, ces quelques mots mythiques de l’alpiniste suisse enregistrés en 1986 depuis le Toit du monde qu’il venait d’atteindre avec son compère Erhard Loretan, n’ont pourtant été inspirés par aucune drogue, ni aucun hallucinogène. Ils ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres des effets de l’altitude et du manque d’oxygène sur le cerveau humain. Mais à en croire les grands classiques de la littérature alpine, la très haute altitude n’est pas le seul facteur à même de déclencher des bizarreries dans le cortex du plus athée des grimpeurs.
Le 14 juillet 1865, quelques instants après avoir réussi la célébrissime première du Cervin, Edward Whymper fut témoin de la terrible chute d’une partie de sa cordée. Lors de la descente une glissade malencontreuse projeta en effet quatre de ses compagnons dans l’abîme. Quelques heures plus tard, à la fois pétrifiés et harassés par l’effort que leur avait demandé la montée, Whymper et les autres survivants du drame crurent percevoir un étrange arc orné de croix se dessiner dans le ciel : « Frappés d’une terreur superstitieuse, nous suivions avec stupéfaction le développement graduel des deux grandes croix placées de chaque côté de cet arc étrange. » écrit Whymper dans son célèbre Escaldes dans les Alpes. Le Cervin dépasse certes les 4 000 mètres mais il parait plus judicieux d’attribuer cette étrange vision à la fatigue et au choc psychologique provoqué par le drame, plutôt qu’à l’altitude. De nombreux exemples le prouvent, l’épuisement extrême est l’un des facteurs qui peuvent provoquer des hallucinations. Joe Simpson, qui s’y connait en fatigue, eut ainsi l’occasion d’entendre des voix durant son agonie au Siula Grande en 1985. Il témoigne dans La mort suspendue : « Je me réveillais en sursaut – « Avance… Ne reste pas ici, arrête de rêvasser, vas-y ! » La voix avait soudain surgi d’un fatras de souvenirs et de visages oubliés, de paroles et de chansons absurdes qui s’embrouillaient dans ma tête. »
Le troisième homme, un ami qui vous veut du bien
Mais le témoignage surréaliste qui revient le plus souvent dans les récits, c’est celui d’une présence que ressentent parfois les alpinistes qui parviennent dans les sphères inaccessibles au commun des mortels. Il est frappant de voir à quel point les alpinistes au bout du rouleau sont presque tous victimes de cette même sensation : l’impression très forte d’être suivi par un compagnon de cordée sorti de nulle part. Cette présence est, la plupart du temps, perçue comme sympathique et les grimpeurs voient en elle une sorte de guide qui intervient pour les tirer du pétrin. En 1933 sur l’arrête nord de l’Everest, le britannique Frank Smythe alla jusqu’à proposer un bout de son gâteau à son compagnon invisible avant de se rendre compte qu’il était seul. Lors de la descente dantesque qu’il subit avec son frère Günther au Nanga Parbat en 1970, Reinhold Messner ressentit lui aussi cette fameuse présence : « Soudain, un troisième alpiniste est près de moi. (…) Je le sens un peu à droite de moi, à quelque pas, hors de mon champ de vision. Je ne pourrai voir sa silhouette sans abandonner la concentration requise par la désescalade, mais je suis sûr qu’il y a quelqu’un. » raconte-t-il dans La montagne nue.
Dans un livre intitulé L’ami invisible (The third man factor en version originale), l’auteur canadien John Geiger a élaboré le concept du « troisième homme » en se basant sur de nombreux témoignages d’alpinistes mais aussi de marins solitaires, de plongeurs ou même de rescapés du 11 septembre. Les témoignages qu’il recoupe sont tellement ressemblants que le livre en devient presque rébarbatif mais il parvient tout de même a isoler cinq facteurs susceptibles de déclencher l’apparition du troisième homme : la solitude, une conjugaison de plusieurs facteurs comme le froid, la fatigue extrême ou une blessure, la perte d’un compagnon de cordée, une certaine réceptivité au mysticisme et enfin, un besoin vital d’obtenir une aide extérieure. Dans son excellent Théorème de la peur, l’alpiniste australien Greg Child revient également sur ce phénomène qu’il eut l’occasion d’expérimenter au Broad Peak en 1983. Pour lui, malgré les expériences scientifiques, le mystère de « l’autre présence » n’est pas encore élucidé et il arrive à la conclusion suivante : « Peut-être dans l’adversité, sommes-nous comme quelqu’un qui rampe dans le désert, mourant de soif, apercevant le mirage d’une oasis. Pour ne pas perdre espoir, nous voyons ce dont nous avons besoin. »
Quand Tomo Cesen et Cesare Maestri hallucinent
Il existe d’autres sortes d’hallucinations bien connues des montagnards de l’extrême, comme celle d’avoir l’impression de se voir depuis l’extérieur de son corps. Ce phénomène se produisant lorsque l’alpiniste sent que sa dernière heure est arrivée, il ne parait pas inconcevable de rapprocher cette sensation de celle vécue par les personnes ayant fait une expérience de mort imminente. Mais le redoutable observateur de la chose alpine que je suis devenu a descellé chez certains alpinistes un peu tracassés, un type d’hallucinations d’une toute autre catégorie : l’impression d’avoir atteint le sommet alors que pas du tout. Chez certains, comme Tomo Cesen dans la face sud du Lhotse en 1990 ou Cesare Maestri au Cerro Torre en 1959, l’impression d’avoir réussi est tellement grande, qu’une fois de retour dans la vallée, elle se transforme en une chose bien réelle. Et c’est tellement bien raconté, que tout le monde y croit ! Enfin, au moins au début…*
Mais que m’arrive-t-il tout à coup ? Voilà que j’ai l’impression d’être suivi moi aussi ! Mon altimètre indique l’altitude extravagante de 31 mètres, je n’ai certes pas très bien dormi à cause des enfants, j’ai un léger mal de crâne, je me sens un peu seul aujourd’hui et j’avoue ne pas avoir très chaud assis sans bouger derrière mon écran… mais de là voir apparaitre le troisième homme, tout de même, c’est un peu léger… Mais non, c’est vous chers lecteurs ! Vous êtes de plus en plus nombreux à me suivre et ça, c’est vraiment hallucinant !
* voir l’article « Petits mensonges d’altitude »
Pour en savoir plus sur le sujet, lire Les Hallucinés, un voyage dans les délires d’altitude.
Edward Whymper en proie à des hallucinations au Cervin en 1865 (gravure extraite du livre Escalades dans les Alpes).
7 Commentaires
Raphael - 21 avril 2017 à 5 h 59 min
Erratum : les propos cités au début ont été tenus, non par Jean Troillet, mais Erhard Loretan dans le documentaire « Respirer l’odeur du ciel » :
https://www.rts.ch/play/tv/passe-moi-les-jumelles/video/erhard-loretan-respirer-lodeur-du-ciel?id=3523798
thomas - 21 avril 2017 à 8 h 25 min
Ce commentaire est un nouvel exemple des ravages de l’hypoxie. Finalement on ne sait même plus qui dit quoi… D’après le livre de Charlie Buffet (Erhard Loretan, une vie supendue), c’est bien Jean Troillet qui est l’auteur de ces propos. Loretan parle d’abord pour dire qu’il n’aurait jamais cru pouvoir arriver là, puis « Jean enlève ses moufles et saisit à son tour le petit enregistreur, il essaie de prendre du recul et semble répondre à Erhard dans un dialogue au ralenti… »
Cette interview diffusée récemment sur la radio suisse RTS semble corroborer l’information : https://www.rts.ch/info/regions/valais/7628004-l-aventurier-valaisan-jean-troillet-a-honte-de-ce-qui-se-passe-a-l-everest-.html
Bernard Amy - 7 février 2018 à 16 h 55 min
Merci pour cette étude très bien documentée.
Un point de détail : l’hallucination de Whymper au Cervin n’a rien de mystérieux. J’ai pu la vivre plusieurs fois en montagne. Quand on est sur une arête bordée par du brouillard, la lumière du soleil en fin de journée projette notre silhouette sur le brouillard au milieu d’un cercle lumineux dû la diffraction dans les gouttelettes du brouillard. En général, l’un des membres de la cordée tend un bras pour attirer l’attention des autres, et de l’autre bras leur montre l’apparition. La silhouette se transforme alors en croix. Pour peu que l’on ne comprenne pas ce qui se passe, et qu’un accident vienne de réveiller en nous quelque remord inconscient relié à une culture chrétienne, on croit voir une véritable croix suspendue dans l’espace.
Dans certaines circonstances, l’illusion est tout à fait extraordinaire.
Amicalement
thomas - 7 février 2018 à 21 h 09 min
Merci Bernard pour ce témoignage étonnant.
Amitiés à Tronc-Feuillu !
Bernard Amy - 8 février 2018 à 10 h 34 min
OK, je transmet à Tronc-Feuillu qui sera certainement content que l’on se souvienne de lui. Pour avoir pas mal discuté avec lui, je sais qu’il connaît le poids de notre bagage socio-psycho-cuturel dans notre interprétation de la réalité.
Amitiés
thomas - 8 février 2018 à 10 h 47 min
Si quelques mécréants trainent par là : https://summit-day.com/meilleur-grimpeur-du-monde-bernard-amy/
thomas - 17 mai 2018 à 9 h 11 min
Je reviens sur l’histoire de la vision du Cervin car je viens de lire le livre « Cervin absolu » de Benoît Aymon et je me rends compte que ce phénomène, effectivement bien connu, porte un nom : il s’agit du « spectre de Brocken ». Il tire son nom du point culminant de la chaîne du Harz, le Brocken, dont le sommet est souvent dégagé et produit cette ombre sur les nuages en contrebas (https://fr.wikipedia.org/wiki/Spectre_de_Brocken).
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