Cerro Torre

L’obélisque de la discorde

Par Valentin Rakovsky

Pour concentrer soudainement l’attention du petit monde de la montagne sur un seul sommet, on n’a encore jamais trouvé de méthode plus efficace que de déclarer ledit sommet « impossible ». La technique fonctionne d’autant mieux lorsque le commentaire vient d’un grimpeur de renom. Ainsi de Lionel Terray, qui revient en 1952 d’une ascension majuscule avec Guido Magnone au Fitz Roy en Patagonie, et raconte avoir observé depuis la cime de sa conquête un sommet magnifique mais totalement inaccessible :  le Cerro Torre. Pas encore parti de Buenos Aires, le conquérant de l’inutile s’écrie : « Voilà une montagne qui mérite qu’on risque sa peau pour elle ! »

Une tour carrée de 1 200 mètres de haut et 3 102 mètres d’altitude, verticale à souhait, surmonté au sommet et sur ses arrêtes de champignons de glace sculptés pendant des siècles par la capricieuse météo patagonienne. Il n’en fallait pas plus pour donner des idées à quelques prétendants, et pour que ne commence l’invraisemblable histoire d’un des sommets les plus emblématiques des Andes.

Bonatti contre Maestri : c’est le Torre qui gagne

En 1958, du beau monde débarque à El Chalten pour relever le défi lancé malgré lui par Terray. À ma gauche, candidats à la face ouest, Monsieur Walter Bonatti en personne, la légende au sommet de sa forme, et son meilleur acolyte Carlo Mauri. À ma droite, candidats à la face Est, Cesare Maestri, also known as « l’araignée des Dolomites », rochassier du Trentin auteur de trois cents premières dans les Alpes dont une centaine en solo. La Tour renvoie les deux équipes dos à dos. Bonatti et Mauri parviennent à un col, qu’ils baptisent Col de l’Espérance, et s’arrêtent 300 mètres sous le sommet. Le tandem bat en retraite et s’en ira faire des étincelles ailleurs, notamment au Gasherbrum IV dans le Karakoram.  De l’autre côté, Bruno Detassis, le chef d’expédition, prend peur devant la montagne et ordonne que personne ne bouge avant même un premier essai ! Maestri, frustré, imagine sa voie depuis le pied… et songe déjà à son retour l’année suivante !

Vous avez dit « mauvais perdant » ?

En janvier 1959, Cesare Maestri vient replanter sa tente au pied du Cerro Torre. Il tente cette fois l’ascension de la face Nord, avec l’Autrichien Toni Egger, dont les talents de glaciériste seront précieux. Ils parviennent jusqu’au col de la Conquête (nommé ainsi par Maestri parce qu’« en montagne il n’y a pas de place pour l’espérance, seulement pour la volonté de conquête », bonjour l’ambiance !), et se mettent en route vers le sommet. Mais au pied du Torre, Cesarino Fava, en soutient de l’expédition, perd leur trace. Après six jours d’attente, il s’apprête à laisser pour morte la cordée Maestri-Egger, et retrouve au dernier moment le corps affaibli de Maestri, d’après qui le duo a conquis le Torre mais a chuté à la descente. Egger est mort, emportant avec lui l’appareil photo et les preuves du sommet.

L’ascension, bien qu’endeuillée, est saluée comme un exploit en Italie. Lionel Terray applaudit des deux mains. Mais les années passent, et des contradictions sont relevées dans les descriptions de la voie faites par Maestri – ou plutôt des voies, puisqu’il change régulièrement d’avis. Des expéditions venues répéter l’ascension, comme celle de Dougal Haston en 1968, s’apercevront aussi que les explications de la Ragno dello Dolomiti ne collent pas avec la réalité du terrain… et ne trouvent aucune trace de matériel de l’expédition de 1959 au-dessus du Col de la Conquête. Le doute gagne la communauté montagnarde : Maestri aurait-il menti ?

Mais le Trentino prend la mouche et retourne au Torre pour en refaire l’ascension, par une voie différente sur l’arête Sud-Est. Petite différence de style cette fois-ci, puisqu’il débarque avec un compresseur à pitons et fore la Tour sur des centaines de mètres pour se faire une échelle de clous jusqu’au sommet. Du moins presque, puisqu’il s’arrête en fait quelques dizaines de mètres sous la cime et ne s’aventure pas dans les champignons de glace. Un détail, selon lui, qui clame désormais être non seulement le seul humain à avoir jamais gravi le Torre, mais en plus à l’avoir fait deux fois ! Dans un élan de rage en apprenant qu’une expédition espagnole s’apprête à emprunter son échelle avec l’espoir de parvenir au sommet, il arrache même quelques-uns de ses propres pitons à la descente. Quand Cesare fâché…

1974 : le temps des vraies premières

L’histoire du Torre est visiblement une affaire d’araignées : après celle des Dolomites, ce sont celles de Lecco, un prestigieux groupe de grimpeurs emmenés par Casimiro Ferrari, qui ouvrent la voie des Ragni en 1974. Eux ne manquent pas de ramener des photos du sommet – sur lequel ils bâtissent un petit bonhomme de neige. Cinq ans plus tard, les Américains Brewer et Bridwell gravissent et terminent la voie de 1970, tristement surnommée Voie du Compresseur. Dès lors, le Cerro Torre peut enfin faire l’objet d’ascensions « normales » sans controverse, avec en 1985 une première hivernale par les Italiens Caruso, Giarolli, Sarchi et Salvaterra, et une première en solo par le Suisse Pedrini, par la voie du Compresseur à chaque fois. De nouvelles voies sont inaugurées un peu partout, notamment en face Sud avec A la recherche du temps perdu par la cordée franco-britannique Marsigny-Parkin (au prix d’une errance de plusieurs jours en forêt après la retraite) et Infinito Sud par Manni, Vidi et Salvaterra, encore lui. Bref, le Torre redevient un sommet beau et réputé « comme les autres », si l’on excepte les quelques grimpeurs qui viennent chaque année emprunter l’échelle de pitons de Maestri sur l’arête Sud-Est…

Mais il faudra attendre 2005 pour la première de la face et de l’arête Nord, la même voie revendiquée par Maestri depuis 1959. Les Italiens Beltrami et Salvaterra (décidément) ainsi que l’Argentin Garibotti rallient le sommet… sans croiser plus aucune trace de Maestri au-dessus du Triangular Snowfield, un névé situé bien en-deçà du col de la Conquête. Alors qu’eux-mêmes accordaient le bénéfice du doute à Maestri, si ce n’est plus, leur voie baptisée L’arche des vents (El Arca de los Vientos en VO) rajoute encore du plomb dans l’aile de la vieille Ragno…

Une nouvelle querelle des pitons

Après toutes ces années, il était temps de rendre à l’arête Sud-Est ses lettres de noblesse : en 2012, la cordée américano-canadienne d’Hayden Kennedy et Jason Kruk refusent les pitons de la voie du Compresseur et réalisent la première de la voie by fair means. Elle sera même libérée par David Lama la même année. Mais en descendant, Kennedy et Kruk pensent eux aussi à libérer la voie… de son échelle. Ils retirent une centaine de pitons dans la partie supérieure du Torre, mais essuient à leur retour au village montagnard d’El Chaltén l’hostilité de la population pour qui ces clous faisaient déjà partie du folklore. Ils finiront même en garde à vue ! L’alpinosphère débattra virtuellement sur l’éthique de ce dépitonnage, qui, pour les uns, prive de Torre des grimpeurs qui comptaient sur une telle échelle, mais pour les autres, ôte de la montagne cette part de son histoire qui la défigure.

Quoiqu’il en soit, à 90 ans, Maestri dispose toujours d’un fan club dans le Trentin qui croit dur comme fer à l’ascension de 1959. Faute d’être passé aux aveux, l’intéressé a désormais rejoint Tomo Cesen au rang des alpinistes les plus soupçonnables des dernières décennies. Et pendant ce temps, à 3 000 mètres d’altitude, quelque part en Patagonie, givré et rouillé, un vieux compresseur à pitons se fond petit à petit dans la roche et dans le décor, devenant partie intégrante de la cime impossible et de son histoire.

Bibliographie :

Pas de Commentaire

Pas de commentaire.

Flux RSS pour les commentaires de cet article.

Laisser un commentaire