Dans la face nord de la piste cyclable

4 septembre 2016 - 6 commentaires

Bon ça suffit. Vous autres, les alpinistes, qui gavez nos bibliothèques d’aventures terrifiantes et enjôleuses, vous allez poser vos piolets et vous mettre un instant au niveau de la mer. Car, voyez-vous, si l’idée de grimper me terrifie, je vous garantis qu’il n’est pas forcément nécessaire d’aller bien haut pour en avoir de belles à raconter. Alors cette fois-ci, le guide, c’est moi ! Récit en paroi horizontale.

Chapitre I : L’objectif

Le temps menaçant m’inquiète mais nous devons y aller. De tristes nuages noirs vont et viennent au-dessus du refuge familial et pendant que je fignole les paquetages et vérifie le matériel une dernière fois, l’orage semble guetter sa proie. Le tour de rôle qui vient d’avoir lieu m’a attribué deux clientes que je dois guider vers les sommets de l’apprentissage. Les yeux encore emplis de sommeil, elles s’agitent autour de moi et tentent de donner leur avis. Je reste ferme : un seul doudou par personne, nous devons partir légers. Après avoir mis fin aux palabres, j’encorde la poussette et le vélo Reine des Neiges, je ferme la porte du refuge et nous partons dans le froid glacial du mois de janvier.

L’école est postée en sentinelle au-dessus d’un surplomb infranchissable d’où elle domine un gigantesque dédale de pièges mortels. Pour y accéder, il faut venir à bout de l’interminable piste cyclable dont les flancs sont constamment exposés à la fureur des éléments. Légèrement en contrebas, la crèche semble facile d’accès avec un rappel mais la fatigue et le manque de lucidité, nouveaux écueils qu’il faudra surmonter, nous pousseront inéluctablement vers le guêpier. La course est certes difficile mais mon expérience et ma connaissance du terrain doivent nous permettre de sortir dans un temps raisonnable, même pour une hivernale.

La marche d’approche effectuée au pas de course nous amène au pied de la voie aux premières lueurs du jour. Nous franchissons la rimaye de la rue Joliot Curie sans encombre puis nous attaquons. Les premières longueurs faciles sont avalées sans problème mais à mesure que nous nous rapprochons des premières difficultés, je ne peux refouler ma nervosité. A cet endroit de la voie, le temps et l’érosion ont creusé un léger sillon et l’asphalte qui remonte de part et d’autre prend désormais l’allure d’un livre ouvert empêchant les roulettes du vélo de remplir leur rôle. C’est le grand dièdre de trois mètres, passage clé de la voie. Je ne peux m’empêcher de penser à tous les drames qui se sont noués ici…

Chapitre II : Le grand dièdre de trois mètres

J’enlève mes gants pour avoir une meilleure prise sur le grip de la poussette, je secoue un peu mon petit monde encore endormi et me lance à l’assaut du dièdre. De la main droite j’engouffre la poussette plein sillon tandis que j’utilise ma main gauche pour retenir la passagère du vélo dont l’équilibre devient rapidement précaire. Les muscles tendus et la concentration à son paroxysme, je pousse l’une en tirant l’autre qui, surprise par le changement de posture, a cessé de pédaler. La roulette de droite se retrouve suspendue au-dessus d’un vide dolomitique d’une dizaine de centimètres. La moindre faiblesse de ma part et c’est l’ensemble de la cordée qui bascule vers le goudron râpeux et ses redoutables gravillons. Je tiens bon. Un dernier coup de rein me permet de mettre la poussette en sécurité au relai et de libérer ma deuxième main avec laquelle je peux hisser le reste de la cordée sans problème. Je savoure : le grand dièdre est vaincu !

Pourtant mon inquiétude est toujours vive. Les nuages ont l’air de plus en plus mauvais et un léger vent d’ouest s’est levé. Nous nous hâtons de reprendre notre marche en avant. La longueur suivante est avalée à un train d’enfer. Je suis en grande forme et mes deux clientes suivent sans broncher. Notre cordée a fière allure et je sens que les quelques monchus que nous croisons au loin dans leurs voitures laides et confortables, nous envient. Mais soudain, quelques gouttes d’un bon calibre me ramènent à la réalité. Il pleut… et même si les grandes difficultés sont derrière nous, nous sommes encore loin du but. Soudain, tandis que je m’apprête à repartir de l’avant, dans mon dos, une petite voix douce me glace le sang…

Chapitre III : Le drame

« Papa, j’ai plus envie… » Assise sur sa monture, les bras ballants et le regard perdu, elle n’ira pas plus loin… Je suis pétrifié. Nous sommes là, tous les trois, égarés au beau milieu de la piste cyclable et tandis que la pluie redouble, je cherche une issue qui n’existe pas. Nous sommes fichus… Il faut pourtant que je me ressaisisse. C’est moi le guide et je me dois de nous sortir de ce pétrin. Impensable de faire demi-tour, le refuge est trop loin et retourner chercher la voiture, cette corde fixe du pauvre, serait renoncer à l’éducation en pur style alpin que je souhaite donner à mes enfants… non, il faut sortir par le haut ! Je tente de lui expliquer qu’on ne peut pas rester là et qu’il faut y aller mais rien à faire, elle reste scotchée à la paroi. Mon troisième de cordée interloqué observe la scène depuis son piédestal qui commence à prendre l’eau. Soudain, une gigantesque rafale de vent me percute de plein fouet et me fait disjoncter. Je hurle dans la tourmente : « Avance ! Avance ! Merde ! ». Toujours en hurlant, je tente de la tirer à bout de bras mais la pause que je dois effectuer à chaque centimètre me brise rapidement le moral… nous n’avançons pas et je suis à bout de force…

La situation est au point mort. Tout en cherchant un emplacement de bivouac, je la menace de lui faire une piqûre de coramine. Mais rien à faire… Je suis fou de rage ! J’ai envie de lui pitonner la face et de partir seul. Mais je suis guide et un guide n’abandonne pas ses clients… de plus, la nausée et un atroce mal de crâne me saisissent subitement. Je jette un œil à mon altimètre qui indique neuf mètres. L’altitude n’en est donc pas la cause… Peut-être aurais-je du refuser ce dernier verre hier soir au refuge… Après m’avoir trempé jusqu’à la moelle, la pluie me berce. Je somnole… je ne suis plus là… j’attends la mort…

Chapitre IV : Au sommet

La même petite voix douce me sort soudainement de ma léthargie. Combien de temps ai-je dormi ? Plusieurs jours ? Quelques secondes ? On dirait une chanson. Il me semble soudain reconnaitre ces mots venus d’un monde irréel : « Le vent qui hurle en moi ne pense plus à demain, il est bien trop fort, j’ai lutté, en vain ». A peine ai-je le temps de réaliser qu’une énorme bourrasque passe sur ma gauche en criant : « Libérée ! délivrée ! ». Elle est repartie ! Comme une furie, elle passe en tête, termine la longueur et attaque la suivante en libre. Mes doigts engourdis saisissent la poussette et nous partons à sa poursuite, sidérés.

La dernière traversée dite « du passage piéton » est engloutie d’un bond sans regarder ni à gauche, ni à droite, ni en bas, puis nous nous engouffrons dans l’école sur le gong qui achève de me ramener vers le monde des vivants. Nous sommes dans un état lamentable mais miraculeusement dans les temps. La maitresse nous accueille comme si de rien n’était : « vous êtes un peu décoiffées les filles, papa a encore oublié les barrettes ce matin ». Si elle savait d’où l’on vient…

Les conquérants de l'inutile à vélo

6 Commentaires

  • Ta soeur - 4 septembre 2016 à 19 h 55 min

    Je connaissais l’histoire dans la version classique… Elle est encore plus délectable quand on la lit avec un bonnet sur la tête et encordé à son écran…!
    Bravo tu écris merveilleusement bien !!

  • Ton Bof - 4 septembre 2016 à 22 h 27 min

    Quelle Plume !!
    Quel Humour !!

    Bravo.

  • Willy - 5 septembre 2016 à 20 h 31 min

    Ahhhh les risques du style alpin ! j ai moi même une triste histoire ou j ai du porter ma cliente et son paquetage pour retourner au camps de base…

  • alain cokkinos - 6 septembre 2016 à 20 h 18 min

    Rien à ajouter. Merci pour ce moment…de lecture.
    Tu pourrais donner des complexes à J Krakauer, si il en était capable d’ en ressentir.
    alain

  • Nico - 8 septembre 2016 à 15 h 59 min

    Ah ah ah.
    Bravo !

  • jimenez - 26 septembre 2016 à 11 h 50 min

    excellent!!!un grand bravo!!!!

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