David Sharp, histoire d’une controverse

Tu m'aides pas là ? Non, pas là non...

Voilà une histoire tout à fait sordide dont seule une montagne comme l’Everest peut accoucher. Les infinis palabres qui en découlèrent sont la parfaite démonstration du clivage dont semble être victime l’alpinisme moderne. Un raccourci facile serait de dire qu’il existe aujourd’hui deux écoles: il y a d’un côté ceux qui pensent que dans la zone de la mort, il n’y a plus ni morale, ni pitié, et que si on ne se concentre pas sur sa propre survie, on risque d’y passer aussi. Et il y a, de l’autre côté, ceux qui pensent que la vie vaut plus que n’importe quel sommet du monde et qu’il faut tout mettre en œuvre pour venir en aide à un alpiniste en souffrance.

Mais j’ai surtout l’impression qu’il y a ceux qui admettent les expéditions commerciales et il y a ceux qui les condamnent. Pour faire le tri entre les différents points de vue, il faut d’abord se mettre à la place du grimpeur amateur qui a déboursé plusieurs dizaines de milliers de dollars, qui se prépare depuis des mois pour atteindre le sommet et qui touche presque au but après des semaines d’efforts intenses soutenus par le chef d’expédition qui, boule au ventre, attend le retour victorieux de ses ouailles au camp de base. En face, nous avons le journaliste avide de scoop, le grand public consterné, les vrais alpinistes confirmés qui ont un peu de mal avec tout ce cirque mais aussi les pionniers devenus légendes dont la parole est d’or. Pas simple tout ça… En attendant, nous sommes pas là pour porter un jugement hasardeux mais pour raconter. Alors cette triste histoire, la voici.

Nous sommes le 15 mai 2006. Il y a beaucoup de monde ce jour-là sur le versant Tibétain de l’Everest. Essentiellement des expéditions commerciales parmi lesquelles se trouve notamment Mark Inglis, alpiniste néo-zélandais, qui compte bien être le premier amputé des deux jambes à atteindre le toit du monde. Aux alentours de minuit, les équipes qui lancent leur assaut vers le sommet depuis le camp avancé se mettent en route les unes après les autres. Vers une heure du matin, un premier groupe atteint la bien connue grotte de Green Boots et ce qu’ils y découvrent les laissent pantois: un grimpeur est assis là, à côté du cadavre aux bottes vertes. Il semble complétement gelé et à moitié endormi. Après avoir analysé son état qu’ils jugent désespéré, ils décident de continuer leur ascension. Un peu plus tard, une équipe Turque arrive sur les lieux. Même constat, même décision. En tout, une quarantaine de grimpeurs passeront ce matin là devant le grimpeur amorphe. Tous continueront leur route vers le sommet.

« Je m’appelle David Sharp et je suis avec Asian Trekking »

A 9h30, alors qu’il redescend du sommet qu’il a conquis, l’alpiniste Libanais Maxime Chaya s’arrête auprès du malheureux. Il informe Russell Brice, son chef d’expédition, de la présence d’un alpiniste en difficulté et essaye de lui administrer un peu d’oxygène. Sans résultat concluant, Brice lui demande de continuer sa route en lui rappelant qu’à une telle altitude, il est impossible d’aider quelqu’un qui ne peut plus marcher: « Il faudrait au moins vingt personnes pour le porter. » Vers midi, des sherpas qui redescendent eux aussi du sommet lui donnent à leur tour un peu d’oxygène et obtiennent quelques mots en retour: « Je m’appelle David Sharp et je suis avec l’équipe Asian Trekking ». Ils parviennent à le tirer hors de la grotte pour lui faire prendre un peu le soleil mais son état est à nouveau jugé trop désespéré pour qu’ils tentent autre chose. C’est finalement le 16 mai que l’information de la mort du grimpeur abandonné parvient au camp de base par le biais d’une nouvelle équipe qui passait par là.

Après enquête, il fut établi que David Sharp faisait bien partie de l’équipe Asian Trekking qui lui assurait simplement la logistique pour une tentative en solo. Il était en fait parti seul du camp avancé le 14 mai à une heure visiblement (trop) tardive (des alpinistes qui redescendaient l’ont croisé marchant lentement vers le sommet). Il n’avait pas de sherpas avec lui, emmenait très peu d’oxygène et avait visiblement un peu présumé de ses forces. Il n’est aujourd’hui pas forcément simple de reconstituer le puzzle de cette tragédie… Certains témoignage divergent un peu même si le sordide film « Dying for Everest » apporte son lot de réponses aux nombreuses questions. On trouve également un passage concernant l’affaire aux environs de la douzième minute du documentaire « Everest Beyond the limit » qui suit l’expédition dirigée par le guide néo-zélandais Russell Brice.

Mark Inglis, coupable tout trouvé

Toujours est-il que lorsque Mark inglis lâcha le morceau à l’occasion d’une interview donnée quelques semaines plus tard, l’affaire fit grand bruit dans le microcosme de l’alpinisme. Même Sir Edmund Hillary y alla de son petit commentaire à l’encontre de Inglis et de tous ceux qui passèrent devant Sharp ce jour là. C’est ainsi que notre double amputé se retrouva pris dans la tourmente médiatique tandis que d’autres, bien planqués dans leur passe-montagne, continuaient de la jouer profil bas…

Hasard du destin, quelques jours plus tard, l’alpiniste australien Lincoln Hall laissé pour mort sur la montagne le 25 mai suite à un œdème cérébral fut finalement secouru le lendemain par une expédition américaine. Certains ne mirent pas longtemps à faire le rapprochement et à crier à l’injustice, mais il faut remettre les choses dans leur contexte: Sharp était pratiquement dans le coma et était incapable du moindre mouvement alors que Hall, au moment où il fut retrouvé, était bien éveillé, capable de parler et de se déplacer. Il est donc raisonnable de penser que n’importe quel alpiniste passant devant lui ce jour là lui aurait porté secours sans rechigner.

Si seulement ces cons de Yaks pouvaient monter jusqu’à 8 000 mètres, ils pourraient ramener tous les alpinistes du monde qui tombent en rade… mais dès qu’y a plus d’herbe à bouffer, y’a plus personne…

3 Commentaires

  • jean jean - 30 novembre 2016 à 2 h 38 min

    Bon article.

  • un autre Jean - 20 décembre 2017 à 1 h 59 min

    Je trouve cette histoire fascinante. J’avais vue le documentaire dans lequel on voit les alpinistes passer à côté du pauvre homme sans savoir quoi faire et j’avais trouvé ça cruel… en même temps, les conditions hostiles de la « death zone » semblent au delà de l’imaginaire. D’un coté, j’achète l’idée qu’il est quasi impossible de ramener une personne qui n’est pas en mesure de se mouvoir dans cet endroit… d’un autre, je me demande s’il est plus exaltant d’atteindre le sommet du monde que de sauver une vie.
    Je ne comprends pas pourquoi les gens ont blâmé M. Inglis… le reportage (que je cherche) le montrait porté sur une partie du chemin du retour par toute son équipe.

    Une histoire fascinante (et triste) qui me fascine. Il y a de quoi débattre et je crois que le titre du reportage cité « au delà des limites » résume bien l’environnement dans lequel les audacieux grimpeurs se lancent lorsqu’ils tentent l’aventure.
    L’Everest est, à mes yeux de d’observateur non initié, un lieu mythique dans lequel se déroulent des histoires dignes des plus grands livres de philosophie antique.

  • Lomoberet - 30 mars 2018 à 12 h 06 min

    Les yacks ne montent pas à 8000 car ils sont bien dans leur tête !
    Et rien ne dit qu’ils ne pourraient pas souffrir d’œdème cérébral comme le commun des primates à 250 mm de Hg, si on les obligeait à monter plus haut

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