Interview: Yves Ballu, l’encyclopédie de l’alpinisme

1 mai 2016 - 1 commentaire

Faut-il encore présenter Yves Ballu ? Historien de l’alpinisme, biographe de Gaston Rébuffat, auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur la montagne – dont plusieurs romans – et lui-même redoutable alpiniste du temps de sa jeunesse, il sait tout ce que j’ai envie de savoir ! Magnanime, Il a accepté de m’accorder un peu de son temps pour parler de tout ça. Interview sans langue de bois, sur fond d’Annapurna évidemment !

Ulcéré de voir son blog à l’arrêt, j’avais prévu de commencer l’interview en l’engueulant. Pour le passionné que je suis, voir cette mine d’or en jachère depuis deux ans me rend malade… Mais rattrapé par l’émotion lorsque j’ai entendu sa voix à travers le téléphone, je me suis contenté de lui demander pourquoi : « Je prépare un livre sur l’histoire de l’alpinisme à travers les journaux. Je suis collectionneur et j’ai des gigantesques piles de magazines. J’avais envie de montrer la différence de traitement de l’alpinisme entre la littérature, celle des livres, et la presse dont le registre est plus spontané, parfois plus populaire. Mais c’est un travail colossal d’éplucher tout ça et du coup je n’ai plus de temps pour mon blog. Mais j’ai l’intention de m’y remettre après la sortie du livre d’ici la fin de l’année ». Je le savais passionné mais j’ai immédiatement senti le plaisir d’en parler. Je me suis engouffré dans la brèche, je voulais tout savoir !

« Non, Lachenal n’a pas été assassiné mais il a été menacé »

Cause principale de mes insomnies: l’Annapurna 1950. Dans son roman « La conjuration du Namche Barwa » (Editions Glénat), Yves Ballu reprend les personnages et l’histoire de l’expédition de Maurice Herzog et imagine un thriller sur fond de mensonges au cours duquel Laurent Souste (qui campe le rôle de Lachenal) est sauvagement assassiné avant d’être jeté dans une crevasse de la Mer de Glace. Mon sang ne fait qu’un tour ! Et si Lachenal avait été assassiné ? Réponse de l’auteur: « Non ! On sait très bien ce qui s’est passé quand il est tombé dans une crevasse en descendant à ski la Vallée Blanche avec un ami, il n’y a aucun doute. Mais il a été menacé ! Il en avait assez des « mensonges » sur l’Annapurna, il a demandé à Rébuffat qui rubriquait pour le journal « Le Monde » s’ils accepteraient sa version des faits. Après quelques jours, Rébuffat lui a dit que c’était d’accord, mais entretemps, Lachenal avait changé d’avis : menacé de perdre son poste de professeur à l’ENSA s’il s’exprimait sur l’Annapurna, il renonçait. Un peu plus tard, il est allé trouver Philippe Cornuau, journaliste et alpiniste (première de la face nord des Droites) et il lui a dicté ses « mémoires ». A sa mort en 1955, Maurice Herzog et son frère Gérard ont récupéré le manuscrit et l’ont édité (« Les carnets du vertige ») après quelques « corrections ». On connait la suite… Donc, si Lachenal a bien reçu des menaces ce n’était en aucun cas des menaces de mort ! Enfin, il en a reçu quelques années plus tard dans un certain roman… ».

Impossible aussi ne pas lui poser la fameuse question du sommet: « Je pense qu’ils sont effectivement allés au bout. En revenant du sommet, Herzog a dit à Terray et Rébuffat: « demain vous y allez ». Si Lachenal et Herzog n’avaient pas été au sommet, Rébuffat et Terray auraient vu qu’il n’y avait pas de traces. Selon moi, c’est l’argument le plus solide pour justifier le sommet, car la photo n’a pas été prise au sommet, c’est une évidence »

Yves Ballu au Saussois
Yves Ballu grimpeur…

« La montagne, à elle seule, a généré plus de littérature que tous les autres sports réunis. »

Nous avons ensuite abordé la littérature de montagne et notamment l’engouement qu’elle suscite auprès du grand public : « Je confirme ce que vous dites ! La montagne, à elle seule, a généré plus de littérature que tous les autres sports réunis. La bibliothèque de l’Alpine Club possède plus de 10 000 livres de montagne ! A la différence des autres sports, l’alpinisme ne se passe pas dans un stade. Les admirateurs ne peuvent pas assister en direct aux exploits. Tout passe donc par les récits. Seule la mer peut prétendre rivaliser avec la montagne sur ce plan-là ».

Mais j’ai aussi eu envie de le taquiner un peu en lui soumettant ces mots de Michel Guérin (fondateur des éditions Guérin) entendus dans une interview: « Le roman de montagne marche assez mal. Il faut ce degré de vérité pour qu’un livre de montagne ait du succès. Il n’y a pas d’exemple de grand succès romanesque en montagne depuis « Premier de cordée ». La réponse fusa sans détour, non sans un brin de malice : « mes romans marchent plutôt bien ! Il faut renouveler le genre. Depuis Frison-Roche, beaucoup de choses ont changé. Un romancier peut tout dire, tout imaginer, la seule exigence est de ne pas perdre le lecteur. Pour cela, l’auteur doit respecter l’authenticité de la montagne, il faut que l’intrigue soit vraisemblable et que le décor soit « raccord » comme disent les metteurs en scène. C’était la force de Frison-Roche qui était guide et Chamoniard (d’adoption) ! Rébuffat disait à propos du Cervin : « en ai-je assez rêvé ? ». La littérature alpine doit donner envie d’aller montagne. »

Et quand je lui ai parlé de sa participation au fameux « 100 alpinistes » paru récemment aux éditions Guérin, je l’ai senti un petit peu amusé : « On m’a proposé le Duc des Abruzzes, un personnage avec lequel  je ne suis pas franchement familier. J’ai répondu que je préférais écrire sur un des alpinistes que j’avais bien connus et sur lesquels j’avais des choses à dire (Rébuffat, Allain, Livanos…). Ils étaient déjà pris… Mais trois mois plus tard, Pierre Allain était libéré ! Alors j’ai accepté. »

Je n’ai aucun doute sur le fait que Lionel Terray ait écrit lui même « Les Conquérants de l’inutile »

J’ai aussi voulu en savoir un peu plus sur l’histoire des « Conquérants de l’inutile », fameuse autobiographie de Lionel Terray. Dans son savoureux « Annapurna, une affaire de cordée », David Roberts s’interroge sur le fait que Terray ait pu écrire lui-même ce livre. A la page 320, il cite notamment Yves Ballu qui lui aurait confié, en privé, que Roger Nimier aurait été son nègre chez Gallimard. Réponse de l’intéressé: « Je n’ai jamais dit ça ! Je n’ai aucune raison de douter que Lionel Terray a bien écrit lui même son livre – qui d’autre aurait pu imaginer tout ce qu’il raconte – même si sur la forme, il a pu bénéficier d’une aide, comme c’est souvent l’usage chez les éditeurs. David Roberts a passé une journée à la maison. Je lui ai fourni des informations et des documents pour son livre sur l’Annapurna, mais je ne me souviens absolument pas lui avoir dit cela. Pour une bonne raison : je ne connais pas Roger Nimier ! »

Il fut bien sûr également question de Gaston Rébuffat dont Yves Ballu fut le biographe (« La montagne pour amie » – éditions Hoëbeke) et notamment de sa légendaire joie de vivre: « Ah oui, Rébuffat était sérieux, donnant l’impression parfois d’être… sinistre, alors qu’il ne l’était pas. Quand il esquissait un sourire, son visage se déformait bizarrement, comme si son muscle zygomatique était pris au dépourvu… Seul son ami Maurice Baquet arrivait à le faire éclater de rire ! ». Et plus généralement sur l’humour, souvent le grand absent de la littérature de montagne: « C’est vrai que, à part avec Livanos, les livres de montagne ne sont pas toujours très drôles. Mais lisez « 100 000 dollars pour l’Everest » (son dernier roman aux éditions du Mont Blanc), vous allez rire ! »

Yves Ballu auteur
Yves Ballu auteur…

« J’ai quatre enfants et je ne suis pas très fier d’être parti en expédition… »

Autre évènement marquant dans la vie de l’auteur, son expédition au Lhotse en 1989 avec Jerzy Kukuczka qui trouva la mort lors d’une chute à quelques encablures du sommet: « Les polonais avaient des problèmes d’argent à l’époque. Ils se faisaient sponsoriser avec du matériel plutôt que de l’argent mais ils en revendaient une partie et s’achetaient parfois du matériel de moins bonne qualité. Il a fait une chute de 30 mètres près du sommet et arrivé au piton d’assurance, sa corde, d’un diamètre trop faible et passée en simple, a cassé… du coup, il a fait une chute de 60 mètres… » Mais comment Yves Ballu a-t-il pu se retrouver à faire partie de cette expédition Polonaise ? « J’avais créé les premières écoles de parapentes, sport que j’ai beaucoup pratiqué, dans les pays de l’est et notamment en Pologne. En retour les alpinistes, qui étaient mes élèves de parapente, m’ont invité à cette expédition au cours de laquelle j’ai pu réaliser une première : voler depuis le sommet d’Island Peak (6 200 mètres) dans des conditions… difficiles. »

Et quand je lui demande s’il a participé à d’autres expéditions en Himalaya, il a cette réponse qui détonne un peu dans un milieu qui s’embarrasse généralement assez peu avec ce genre de considérations : « Non. J’ai quatre enfants et je ne suis pas très fier d’avoir fait ça… l’éloignement, les risques… non vraiment, je ne suis pas fier… tout comme de mes grandes courses dans les Alpes (il a notamment fait la Walker et la face est du Grand Capucin). » D’ailleurs, point commun avec Rébuffat, il n’a pas transmis sa passion de la montagne à ses enfants : « juste le parapente, notre dernier fils était plus doué que moi… mais pas l’alpinisme. Il faut dire que ne les ai pas beaucoup encouragés… »

« On compare parfois l’alpinisme à la tauromachie: plus le taureau est méchant plus le toréador est admirable »

Entre quelques formules bien senties : « on présente parfois l’alpinisme comme un combat entre l’alpiniste courageux, admirable, héroïque contre la montagne dangereuse, cruelle, maléfique. Un peu comme la tauromachie: plus le taureau est méchant plus le toréador est admirable » ou « Je préfère parler de conquête plutôt que de victoire. S’agissant de montagne, mais aussi d’une femme ! », la conversation glissa vers d’autres sujets comme le secours en montagne dont il réclamait la gratuité à l’époque de son passage au ministère des sports comme « conseiller Montagne » : « On est un peu revenu en arrière depuis Vincendon et Henry. A l’époque (1956), l’opinion publique avait été tellement bouleversée par le martyre de ces deux alpinistes qu’on avait été incapable de sauver après huit jours d’une agonie atroce que tout le monde trouvait normal de professionnaliser le secours en montagne et d’en assumer collectivement la charge. Progressivement, les considérations économiques et politiques ont repris le dessus, c’est dommage… » ou encore une interview récente de Jean Troillet dans laquelle il déclare avoir un peu honte de ce qu’il se passe à l’Everest : « Il ne faut pas exagérer. A partir du moment où lui et les autres parlent de l’Everest, publient le récit de leurs aventures, il ne faut pas s’étonner que d’autres aient envie d’y aller à leur tour. Il existe cette contradiction dans le monde de l’alpinisme: les alpinistes disent qu’ils vont en montagne pour apprécier un monde de solitude et de communion avec la nature, mais ils vont tous aux mêmes endroits… et en reviennent avec des récits et des photos qui font rêver les autres… ».

Question bateau pour finir: vous qui avez côtoyé les plus grands, quel alpiniste vous aura le plus marqué ? « J’en citerai deux: Bonatti d’abord, pour ses choix d’ascension et ses récits. « A mes montagnes » est, pour moi, un des plus beaux livres d’alpinisme. Et bien sûr Rébuffat  qui a réussi à réconcilier ceux qui trouvent que la montagne est juste belle et ceux qui la considèrent comme un lieu de performances. Il avait un don pour ça : sa photo debout sur l’extrême pointe de l’Aiguille de Roc est à la fois un hymne à la beauté et un défi à la pesanteur. »

J’ai l’impression qu’on aurait pu y passer la journée (surtout moi) mais il fallait bien que je le laisse retourner éplucher les magazines de son invraisemblable collection : « J’ai le récit de la première de la face nord de l’Eiger de la main d’Heckmair ! ». Eh bien moi, j’ai le récit de l’expédition au Lhotse de 1989 de la main d’Yves Ballu et j’en suis pas peu fier !

Yves Ballu
Yves Ballu rieur !

La bibliographie d’Yves Ballu:

  • L’épopée du ski, éditions Arthaud,1981
  • Les Alpinistes, éditions Arthaud, 1984
  • A la conquête du Mont-Blanc, éditions Gallimard, 1986
  • Le Mont Blanc, éditions Arthaud, 1986
  • Les Alpes à l’affiche, éditions Glénat, 1987
  • L’hiver de glisse et de glace, éditions Gallimard, 1991
  • Le Mont Blanc, temple de l’alpinisme, le Dauphiné, 2001
  • Naufrage au Mont-Blanc: l’affaire Vincendon et Henry, éditions Glénat, 2002
  • Drus, Montenvers et Mer de Glace, éditions Hoëbeke, 2002
  • Mourir à Chamonix, roman, éditions Glénat, 2006
  • Le Montenvers : écrin de Mer de Glace, le Dauphiné, 2008
  • La conjuration de Namche Barwa,roman, éditions Glénat, 2008
  • L’impossible sauvetage de Guy Labour, roman, éditions Glénat, 2010
  • Montagne, éditions Arthaud 2010
  • Gaston Rébuffat: la montagne pour amie, éditions Hoëbeke, 2011
  • Les alpinistes: chronique raisonnée de leurs aventures remarquables dans les Alpes, éditions Glénat, 2013
  • La petite bibliothèque du montagnard, éditions Flammarion, 2013
  • 100 000 Dollars pour l’Everest, édition du Mont Blanc, 2013

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