Gasherbrum IV

Et pour 75 mètres en plus…

Par Valentin Rakovsky

Contrairement au nez de Cléopâtre, c’est si le Gasherbrum IV avait été plus grand que la face de la Terre aurait changé. Imaginez un instant que ce sommet, au lieu d’échouer à 75 mètres du seuil fatidique, n’ait été le quinzième 8 000 : il aurait été le plus technique des quinze – et pas le plus moche ! –, aurait offert à Bonatti une première bien méritée d’un 8 000 à son palmarès, et aurait considérablement écrémé le challenge des 15×8 000. À côté de quoi sommes-nous passés…

« Djee-four », « Belle montagne », « Shining wall » : appelez-le comme vous voulez

Comme son nom l’indique, le GIV (à prononcer « Djee-four » sur un air entendu pour jouer les spécialistes) n’est que le quatrième sommet par son altitude au sein du massif des Gasherbrum. Mais c’est le plus visible : depuis le glacier de Baltoro, le GI et le GIII sont entièrement masqués, et le GII pointe timidement le bout de son nez de temps en temps. Si le nom de cette fratrie de sept sommets provient de l’urdu « Gasha », beau/belle, et « Brum », montagne, c’est donc probablement plus grâce à l’esthétique du quatrième frère que du manque de présence de ses trois aînés dans le paysage.

Et pour cause, il arrive que l’on confonde la traduction du mot « Gasherbrum » avec le petit surnom de la face Ouest du Gasherbrum IV : le « Shining wall ». Une petite pente de rien du tout (2 kilomètres et demi de haut, une broutille), dressée au-dessus de Concordia, rivalisant en taille avec le Broad Peak voisin, et qui prend le soleil tout l’après-midi et des couleurs au moment du crépuscule. De quoi en faire une des faces les plus photogéniques du Karakoram.

Les déçus du K2 contre-attaquent

Et comme une telle montagne ne peut pas être gravie par n’importe qui, c’est une équipe de choc qui se pointe à son pied pour la première en 1958. Quatre ans après avoir été écarté de l’expédition du K2 alors qu’il était l’un des plus illustres grimpeurs du moment – officiellement pour d’obscures raisons de santé – Riccardo Cassin porte cette fois la casquette de chef d’expédition. Et surtout, Walter Bonatti, floué du début à la fin au K2 et miraculeusement rescapé d’un bivouac forcé à plus de 8 000 mètres d’altitude, est cette fois le fer de lance déclaré de la tentative. À ses côtés, son camarade de toujours Carlo Mauri, appelé à partager avec le greatest of all time de nombreuses lignes de son palmarès. Dont le GIV, donc, puisque l’itinéraire dessiné par Riccardo Cassin sur l’arête Nord-Est mène la cordée Bonatti-Mauri au sommet au terme d’un long siège.

Entre l’installation du camp de base le 17 juin et le sommet le 6 août, aux difficultés techniques de la montagne se sont ajoutés une crise de ravitaillement et une pénurie de vivres, une marche d’approche dangereuse, le mauvais temps à plusieurs reprises, et quelques tensions internes qui passeront définitivement à Bonatti le goût des expéditions nationales. Guiseppe De Francesch, membre d’une cordée d’appoint, est même à deux doigts d’endeuiller l’expédition à la descente, emporté par une coulée de neige sur près de deux cents mètres. Cette ascension-là, les Italiens ne l’auront pas volée ! Et elle n’a toujours pas été répétée…

Kurtyka et Schauer en style alpin dans le mur qui brille

Le sommet est conquis, mais tout reste à faire sur la face Ouest. Et quand il s’agit d’un projet compliqué dans l’arc himalayen, les Polonais ne sont jamais très loin. Alors qu’ils viennent de réussir la traversée du Broad Peak en 1984, Jerzy Kukuczka et Wojciech Kurtyka envisagent le Shining Wall, mais, plus vraiment sur la même longueur d’onde, les deux hommes finissent par rebrousser chemin avant même d’avoir planté le moindre piton. Le deuxième cité reviendra l’année suivante en compagnie de l’Autrichien Robert Schauer, pour une ascension en style alpin dans les règles de l’art. En une semaine, ils gravissent pratiquement toute la face, parviennent à une antécime située sur l’arête sommitale… et se retrouvent à 7 800 mètres d’altitude sans nourriture, sérieusement entamés et pris dans la tempête. Le plus dur est fait mais il n’y a pas d’autre choix que de battre en retraite. Peut-on considérer qu’il s’agit de la première du Shining Wall alors que la face est gravie de part en part mais que le sommet n’a pas été atteint ? Vous avez quatre heures… Kurtyka lui-même s’en gratte encore le haut du crâne.

Le panthéon très sélect de la montagne luisante

L’arête Nord-Est, c’est fait. La face Ouest, c’est plus ou moins fait. Kurtyka et Schauer sont descendus par l’arête Nord-Ouest, où ils avaient placé astucieusement des vivres à 7 100 mètres au préalable, mais l’ascension dans le sens de la montée reste à faire. Le deuxième passage au sommet sera donc l’œuvre des Australiens Greg Child et Tim Macartney-Snape et de l’Américain Tom Hargis un an plus tard, par cette arête Nord-Ouest, en s’autorisant un petit détour par le haut de la face Ouest juste sous le sommet. L’ascension sera répétée en 1999 par une expédition coréenne de treize membres, puis à nouveau en 2008 par cinq Espagnols. Ces derniers n’atteindront en fait qu’une antécime et l’un deux, Ferrán Latorre, sera blessé à la jambe par une chute de pierres, et donc contraint de rentrer du camp de base à Skardu en hélicoptère.

Avant l’ascension des Coréens de 1999, leurs compatriotes Bang Jung-ho, Kim Tong-kwan et Yoo Huk-jae les avaient précédés en 1997, mais par une voie neuve : le pilier central, dans la face Ouest. L’appareil photo perdu, seule l’observation à la jumelle d’une trace non loin du sommet permettra d’authentifier l’ascension. Et tant qu’à faire, les passages d’escalade rocheuse de la voie seront cotés jusque 5.10 (6b !) par les ascensionnistes. On peut remettre ce qu’on veut en question dans cette ascension, mais personne n’a encore osé aller vérifier… Les tentatives s’intensifient ces dernières années avec Aleš Česen qui atteint une antécime à 7 900 mètres en 2016, ou Hervé Barmasse et Adam Bielecki chacun éconduits en 2018. Mais au bilan, on ne compte que quelques réussites jusqu’à la véritable cime.

Notons que parmi tout ce petit monde, les Espagnols Latorre et Iñaturregi ont les 14×8 000 à leur actif, mais n’ont pas atteint (de peu !) ce presque 8 000 de renom. Le challenge des 14-8 000-et-du-quinzième-allez-quoi-c’est-juste-75-mètres-on-va-pas-chipoter-si-? est donc à l’heure actuelle toujours ouvert à d’éventuelles têtes brûlées…

Bibliographie :

  • Montagnes d’une vie, Walter Bonatti (Arthaud, 1996)
  • The Shining Wall of Gasherbrum IV, article de Wojciech Kurtyka pour l’American Alpien Journal, 1986
  • Gasherbrums Update, article de Lindsay Griffin pour la revue Alpinist en 2008
Gasherbrum IV
Le Gasherbrum IV (Photo : Valentin Rakovsky)

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