Michel Croz
La locomotive des Anglais
Par Valentin Rakovsky
Qui sait combien de sommets auraient grossi la liste des conquêtes de Michel Auguste Croz s’il n’avait pas chuté à seulement 35 ans, accidentellement précipité par Charles Hadow dans la face nord du Cervin, une demi-heure seulement après en avoir réussi la retentissante première ? Sans cela, sur combien de cimes inexplorées aurait-il emmené William Mathews, Edward Whymper ou Horace Walker ? Nous ne le saurons jamais, mais même après une carrière aussi brève, le carnet de course du « Prince des guides » n’avait déjà rien à envier celui des guides suisses les plus réputés de l’époque.
Le tailleur de marches de la Grande Casse
Le début de carrière de Michel Croz est pourtant assez malchanceux. William Mathews, l’un des grands artisans de la conquête des Alpes et récent fondateur de l’Alpine Club, est conquis par les talents du natif du Tour lors d’une ascension du mont Blanc, et l’engage en 1860 pour une exploration à la recherche du Mont Iseran, un sommet tarentais de 4 000 mètres dont les habitants de la région disent… qu’il n’existe pas ! Croz et Mathews réalisent donc la première ascension de la Grande Sassière (3 747 mètres) à proximité, et deux mauvaises nouvelles les attendent au sommet. Primo, il n’existe autour d’eux aucun sommet qui les domine, et donc pas plus de Mont Iseran. À l’époque, l’appellation ne désigne en fait qu’un modeste col. Deuxio, ils trouvent un cairn : la première de la Grande Sassière avait en fait déjà été réalisée un demi-siècle auparavant !
Matthews et Croz, accompagnés par le chasseur de chamois Étienne Favre, se rabattent sur la Grande Casse (3 855 m), point culminant de la Vanoise. C’est enfin l’occasion de s’illustrer : alors que Matthews se blesse au talon en début d’ascension, Croz se met à tailler des marches à la hache ou au pied sur 400 mètres pente à 40-45°. L’escalier designed by Michel Croz, long de 1 100 marches, conduira Mathews jusqu’au sommet et assoira la réputation de son auteur, de même que la prudente résolution de Croz de s’arrêter à deux mètres sous la pointe la plus élevée de la Grande Casse devant la dangerosité des derniers rochers.
L’association Mathews-Croz récidive l’année suivante, parfois accompagnée de Jean-Baptiste Croz, de deux ans l’aîné de Michel, et de Frederick Jacomb, compagnon de route de Mathews. Entre Vanoise et Val d’Aoste, ils enchaînent pendant le mois d’août 1861 l’ascension de la tête de Ruitor, les premières du Dôme de Polset et du Castor (un 4 000 bien réel cette fois), et surtout la première du Monte Viso. Mais le véritable objectif de Mathews est le Mont Pourri (3 779 mètres) : retourné à Londres, il demande à distance à Michel Croz d’y explorer un nouvel itinéraire depuis Pesey pendant l’automne. La voie conduit Croz au sommet en solitaire le 3 octobre, de quoi y emmener Mathews dix mois plus tard pour la deuxième ascension.
La « cordée royale »
En 1864, alors que la réputation de Croz n’est plus à faire, il est engagé par l’ambitieux Edward Whymper, à qui il avait damné le pion au Viso deux ans plus tôt. Il est associé à l’Oberlandais Christian Almer pour la première de la Barre des Écrins (4 101 mètres). Les deux guides, parmi les meilleurs de leurs générations, mènent Whymper, Horace Walker et Adolphus Moore au sommet et improvisent un itinéraire de descente devant les appréhensions des trois Anglais.
Plus que la Barre des Écrins, c’est Whymper qui est conquis par les puissants coups de haches de l’enfant de la vallée de Chamonix, puisqu’il engage Croz pour une virée dans le Massif du Mont-Blanc. En une semaine, ils défrichent le Mont Dolent, le Col du Triolet, l’Aiguille de Tré-la-tête et l’Aiguille d’Argentière… Leur tandem fait tant d’étincelles que le sévère Whymper, d’habitude si avare en compliments, tresse dans ses récits d’ascensions probablement plus de lauriers à son nouveau guide qu’au reste du genre humain réuni.
L’année suivante, la collection s’agrandit encore. Après la première du Grand Cornier, Whymper envisage l’ascension de l’Aiguille Verte. Et pour reconnaître un itinéraire, il se lance dans des Grandes Jorasses, toujours avec Almer et Croz. Les nuages gênent leur observation de la Verte et ils dédaignent le sommet principal, ne donnant leurs noms qu’à la deuxième (Whymper) et à la troisième (Croz) pointes. Whymper effectuera trois jours plus tard la première de la Verte… sans Croz, déjà engagé auprès d’un autre client.
C’est aussi sans Michel Croz que Whymper se rendra au pied du Cervin pour une énième tentative. Mais Croz est alors également à Zermatt avec son client le révérend Hudson, et la cordée royale Whymper-Croz est reconstituée, avec cinq autres compagnons. Le groupe porte au Cervin l’estocade finale et résout le plus grand problème alpin de l’époque. Nous sommes alors le 14 juillet 1865, et la carrière de guide de Michel Croz trouve une fin malheureuse à plus de 4 000 mètres, dans l’élément-même où Whymper le décrivait comme le seul où il était « complètement et réellement heureux ». Peter Taugwalder le Vieux, qui se retrouve l’instant d’après l’accident avec une corde coupée dans les mains, s’exclame alors « Oh ! Mais que va dire Chamonix ? ».
Chamonix attendra les décennies suivantes pour voir éclore ses prochains grands guides, les Jean Charlet-Straton, Michel Payot, ou plus tard Joseph Ravanel. Mais le Panthéon des grands guides chamoniards est déjà inauguré, et tous ceux-là ne feront qu’y succéder à Michel Croz.
Bibliographie :
- Whymper, le fou du Cervin, Max Chamson (Perrin, 1986 ; Hoëbeke, 2012)
- La cordée royale, Marcel Pérès (Guérin, 2011)
- Amours scandaleuses au mont Blanc, Marcel Pérès (Guérin, 2014)
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