Pilier du Frêney 1961 : Drame, première et controverse

9 octobre 2016 - 5 commentaires

Paris, décembre 1961. Lucien Devies ne sait plus où donner de la tête. Le président du Club Alpin Français est assailli de courriers dont le dernier en date, pour le moins acerbe, est signé Pierre Mazeaud, démissionnaire et ulcéré. Dans une saillie mémorable, Devies peut notamment lire la phrase suivante : « on ne cautionne pas une attitude qui consiste à grimper sur des cercueils. » Pour comprendre les sentiments qui animent les uns et les autres en cette fin d’année 1961, il faut remonter à l’été précédent sur les pentes du mont Blanc et plus précisément au Pilier du Frêney, théâtre d’un sordide embrouillamini.

Le Pilier du Frêney, une première convoitée

« Un des plus beaux spectacles qui puissent s’offrir aux alpinistes est, sans conteste, la face Sud du mont Blanc telle qu’elle apparaît de Courmayeur. C’est dans cette immense paroi que les combats les plus durs se sont livrés ; c’est dans cette muraille de glace et de rochers que, au fur et à mesure des années, les plus belles premières sont tombées ; c’est dans ce bastion que restait ce que l’on a pu appeler un des derniers grands problèmes : le Pilier central. »(1) Il suffit de lire ces quelques lignes de Pierre Mazeaud pour comprendre comment en 1961, le Pilier de Frêney est au centre de toutes les attentions. Ce monolithe de 700 mètres situé entre les arêtes de l’Innominata et de Peuterey est en effet l’une des dernières grandes premières encore réalisables dans le massif du Mont-Blanc et les prétendants sont nombreux. Certains d’entre eux s’y sont même déjà cassé les dents…

Le 11 juillet, sept alpinistes touchent presque au but. Ils sont au fameux passage de la Chandelle à quelques mètres seulement du sommet du pilier qui les mènera ensuite vers la cime du mont Blanc. Il y a là les français Antoine Vieille, Robert Guillaume, Pierre Kohlmann et Pierre Mazeaud ainsi que les italiens Andrea Oggioni, Roberto Gallieni et le grand Walter Bonatti. Mais au moment d’attaquer les dernières longueurs du Pilier, l’orage se déchaine soudainement et les oblige à bivouaquer pendant plusieurs jours. La descente qui s’ensuit est un long chemin de croix pour les sept hommes. Antoine Vieille sera le premier à mourir, victime de la fatigue et du froid. La tragédie fera quatre victimes… Mazeaud, Bonatti et Gallieni seront les seuls survivants…(2)

Le malaise après le drame

Un mois à peine après le drame, pendant que les survivants soignent leurs gelures à l’hôpital tout en pleurant leurs camarades disparus, une nouvelle cordée s’organise pour tenter sa chance sur le Pilier. Sans même attendre – et sans lui en parler – le rétablissement de son ami Pierre Mazeaud, René Desmaison embarque avec lui Yves Pollet-Villard, Pierre Julien, comme lui guide à l’ENSA, et l’italien Ignazio Piussi(3) et s’apprête à partir en direction du Pilier. Dans la vallée de Chamonix, le malaise est palpable… Pour certains, Bonatti et Mazeaud auraient dû être les premiers à retourner au Frêney après les évènements douloureux du mois de juillet.

Mais Desmaison n’est pas le seul à lorgner le Pilier. Car pendant que sa cordée perd du temps en préparatifs, les anglais débarquent à Chamonix et ne se font pas prier pour griller la priorité aux français. Chris Bonington, Ian Clough et Don Whillans, accompagnés du polonais Jan Dlugosz bivouaquent au refuge de La Fourche le 26 août. La cordée Desmaison est sur leurs talons mais avec 24 heures de retard. Au passage clé de la Chandelle elle est néanmoins revenue sur Clough et Dlugosz qui observent Bonington et Whillans en pleine lutte dans la paroi. Ce qui se passe à ce moment est assez confus. Dans la version de Desmaison, sa cordée était bien plus rapide que celle de Bonington mais, afin d’éviter tout esprit de compétition, ils ont préféré collaborer avec les anglais en leur prêtant du matériel pour terminer leur ascension. Mais le récit de Bonington est tout autre : « nous avons donné aux français une aide considérable dans cette première ascension du Pilier et nous en sommes heureux. […] En revanche, ils ne levèrent pas le petit doigt au moment où leur collaboration aurait été sincèrement appréciée »(4). Quelques heures plus tard, Bonington et Whillans sont au sommet. La cordée franco-italienne atteindra son but le lendemain.

Desmaison vs Bonington

Pour Desmaison, aucun doute, il vient de réaliser la première du Pilier au sein d’une cordée internationale avec laquelle il a dignement collaboré. Mais le temps qu’il effectue la descente, les Britanniques ont déjà donné leur version à Philippe Gaussot, journaliste au Dauphiné Libéré, chargé de couvrir l’évènement. L’article publié le 30 août dans le journal est formel : la première revient aux Anglais qui ont devancé la cordée franco-italienne. Desmaison est fou de rage !

Il réagit aussitôt, en faisant parvenir à Lucien Devies le récit de l’ascension qu’il présente comme une première collective au cours de laquelle sa cordée a fait preuve d’un comportement chevaleresque en refusant tout esprit de compétition. Sans prendre la peine de demander son reste à Chris Bonington et ses camarades, Lucien Devies publie ce récit dans « La montagne et Alpinisme » à l’automne suivant. À la demande de Philippe Gaussot, violemment accusé par Desmaison de favoriser des étrangers à son encontre, Bonington prend sa plume pour tenter de rétablir les faits auprès du président Devies. S’ensuivent les fameux échanges épistolaires entre les principaux protagonistes et Lucien Devies qui se retrouve au cœur d’une tourmente dont il se serait bien passé alors qu’il est en pleine organisation de l’expédition qui doit bientôt partir pour le Jannu et dont René Desmaison doit être l’un des fers de lance.

A qui la première du Pilier ?

Devies tentera un semblant de compromis en échafaudant la théorie bancale de la tour de Babel : « Pour ma part, je ne vois qu’une hypothèse d’explication de malentendu. C’est que le Pilier du Frêney était une tour de Babel. A part M. Duglosz, les grimpeurs ne parlaient que leur langue maternelle. »(4) Pour Chris Bonington il s’agit surtout d’un mensonge aussi grossier qu’éhonté de la part de Desmaison mais il préfèrera finalement, pour le bien de tous, mettre fin aux palabres dans une dernière lettre datée du 7 avril 1962 : « le mieux est d’oublier l’incident ». Pendant ce temps-là, Pierre Mazeaud a démissionné…

Alors à qui doit-on finalement attribuer cette première ? Dans un article paru en 2015 dans la revue « Cimes » du GHM(5), Eric Vola, ami de longue date de Chris Bonington, s’insurge contre les mensonges de Desmaison validés par Lucien Devies, puis tente de rétablir la vérité, cinquante ans après, en se basant sur les photos de l’ascension prises par Philippe Gaussot et sur d’autres archives du Dauphiné Libéré. Un peu plus tôt, à l’automne 2011, Antoine Chandelier, biographe de René Desmaison(6), avait lui aussi publié un article dans le magazine Alpes Loisirs, qui, sans être aussi catégorique qu’Eric Vola, semble donner plus de crédit à la version Bonington de l’ascension, en sous-entendant le côté mauvais joueur de Desmaison.

La tradition a tendance à donner à une voie le nom de celui ou ceux qui en ont réalisé la première. Le pilier sud-ouest des Drus n’est-il pas devenu le pilier Bonatti en 1955 ? Curieusement, le Pilier du Frêney est resté le Pilier du Frêney. Comme si l’histoire avait un doute…

Un grand merci à Eric Vola pour toutes les précisions qu’il m’a apportées sur cette histoire.

(1) « Montagne pour un homme nu » – Pierre Mazeaud – Arthaud 1971
(2) Voir l’article complet sur « La tragédie du Pilier du Frêney »
(3) Trois jours seulement après le drame, Ignazio Piussi et le français Pierre Julien avait déjà fait une tentative rapidement avortée
(4) Extrait des échanges de courriers entre Chris Bonington et Lucien Devies
(5) Cet article (« L’affaire Frêney ») est consultable en anglais sur le site summitpost.org
(6) « La Montagne en direct » – Antoine Chandelier – Guérin 2010

 

Annexes :

Les différents courriers mentionnés dans cet article sont issus du fond d’archives Lucien Devies et sont consultables dans les archives du Groupe de Haute Montagne. En voici quelques extraits :

Courrier Devies-Bonington Pilier du Frêney 1961

Courrier Bonington-Devies Pilier du Frêney 1961

Frêney 1961 : démission Pierre Mazeaud - 1/2

Frêney 1961 : démission Pierre Mazeaud - 2/2

Également issu des archives du GHM, voici un article du Dauphiné sur la naissance de la polémique :

Article Dauphiné - Pilier du Frêney 1961

Enfin, l’article (en pdf et en anglais) sur la première ascension du Pilier Central du Frêney écrit par Chris Bonington dans l’Alpine Journal de 1962 : The Central Pillar of Frêney – Chris Bonington, Alpine Journal

5 Commentaires

  • Yves Ballu - 9 octobre 2016 à 20 h 54 min

    Excellent article. Bravo !

  • thomas - 10 octobre 2016 à 8 h 03 min

    Quand on ressort les vieux parchemins, Yves Ballu n’est jamais loin !
    Merci pour ton commentaire !

  • eric vola - 10 octobre 2016 à 13 h 22 min

    Super, C’est très bien résumé. Note que tu as oublié de corriger le nom du grimpeur polonais dont nous avions discuté et que j’avais moi aussi tendance à mal orthographier : Djuglosz et non Dluglosz.

    Un détail, c’est surtout Pierre Mazeaud qui était furieux que Pierre Jullien (avec Ignacio Piussi) ait fait une tentative trois jours après le drame qu’il avait vécu au pilier central avec ses compagnons de cordée et Walter Bonatti, et encore plus contre René Desmaison, avec lequel il avait fait une première à la Cima Ovest deux ans auparavant (que tu indiques dans un de tes articles), 5 semaines après et sans rien lui dire. Il n’en voulait pas à Chris Bonington et ses compagnons, mais seulement à ses amis parce que c’étaient ses amis et qu’il espérait d’eux qu’ils lui laissent la possibilité d’y retourner avec Walter, pour honorer la mémoire de leurs compagnons disparus.

  • thomas - 10 octobre 2016 à 13 h 31 min

    Merci Eric pour cette précision et pour tout le reste !

    Pour Djoglosz, à force de me demander comment l’écrire, j’ai fini par m’y perdre complétement… Je viens néanmoins de corriger. Mais tu noteras que Lucien Devies lui-même avait du mal à l’orthographier ! J’ai d’ailleurs volontairement laissé la faute en citant un de ses courriers.

  • jacek jonak - 25 janvier 2018 à 20 h 35 min

    Le grimpeur polonais s’appellait Jan Długosz. Un des grands personnages de l’alpinisme polonais de son époque, il trouva la mort en Tatras en juillet 1962, tout en laissant son legende d’explorateur audace et plusieurs oeuvres littéraires.
    Amitiés J.

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