Herrligkoffer, Dyhrenfurth et Wielicki, les chefs contestés de l’himalayisme
Denis Urubko a donc décidé qu’il n’aurait besoin de personne pour aller au sommet du K2 cet hiver. Depuis quelques semaines déjà, il laissait paraitre ses états d’âmes quant aux choix de Krzysztof Wielicki. Une attitude de lion indomptable qui n’est pas sans rappeler celles de ses illustres prédécesseurs qui avant lui, ont brisé les chaines qui les retenaient à leur chef d’expédition.
Une montagne comme le K2, pour un alpiniste de la trempe de Denis Urubko, c’est un steak saignant pour un lion affamé. Krzysztof Wielicki, qui fut lui-même en son temps un redoutable fauve, le savait au moment de choisir ses hommes mais il a quand même décidé de l’emmener. Fallait-il l’intégrer, lui le Kazakh(1), à cette expédition nationale polonaise ? Élisabeth Revol nous dira certainement que oui mais en attendant de savoir ce qu’en pense l’avenir, penchons-nous un instant sur le passé qui, c’est un fait, aurait plutôt tendance à être d’accord avec la miraculée du Nanga Parbat. C’est d’ailleurs en se plongeant dans l’histoire de ce dernier que l’on retrouve les plus belles passes d’armes entre alpinistes et chefs d’expédition.
Karl Herrligkoffer face à Hermann Buhl puis Reinhold Messner
En 1953, le docteur Karl Maria Herrligkoffer est un homme obsédé par le Nanga Parbat et par l’héritage laissé par Willi Merkl, son demi-frère, mort sur cette montagne en 1934. Herrligkoffer n’est pas un grand grimpeur mais c’est un homme à poigne. C’est lui le chef de l’expédition et il exige une victoire collective, une victoire allemande. Hermann Buhl, lui, n’a que faire des drapeaux. D’ailleurs il est autrichien, pas allemand. Alors quand Herrligkoffer sonne la retraite en raison de la météo, Buhl refuse d’obéir et file en solo vers le sommet et la légende. Le 3 juillet, il est au sommet et après un terrible bivouac à 8 000 mètres, il réussit à rejoindre le camp IV puis le camp de base où l’accueil qu’il reçoit est aussi glacial que le bivouac qu’il a subi. Herrligkoffer est fou de rage. Cette ascension n’est pas la victoire collective qu’il attendait. Ce n’est pas lui le héros, ni l’Allemagne, mais Buhl, l’Autrichien. Qu’importe, les valeurs allemandes triompheront ailleurs, sur l’autre versant de la montagne par exemple…
Après plusieurs échecs, Herrligkoffer revient effectivement au Nanga Parbat en 1970 avec, dans ses bagages, deux jeunes alpinistes prometteurs du Tyrol du sud, germanophones donc : Reinhold Messner et son frère Günther. L’objectif : la face sud et le versant Rupal encore vierge. Une fois encore, il veut un succès allemand mais encore une fois, il sera débordé par l’enthousiasme et l’ambition de ses hommes qui n’ont que faire des drapeaux. Une fois dans les camps d’altitude, c’est celui qui parle le plus fort qui décide et à ce petit jeu, Reinhold Messner n’est jamais le dernier. Pourtant, le 28 juin, alors qu’il file seul vers le sommet, il voit soudain débarquer son frère qui, contre toute attente, a décidé de le rejoindre. Les deux Messner parviennent au sommet en famille mais comme pour Buhl, la descente vire au calvaire lorsque Günther doit payer son effort. Reinhold décide alors de redescendre par l’autre versant plus facile. Après plusieurs bivouacs inhumains, Günther finira par se faire emporter par une avalanche au bas de la montagne mais Reinhold survivra. Pour la grande victoire allemande Herrligkoffer repassera…
Norman Dyhrenfurth face à Tom Hornbein puis Pierre Mazeaud
L’autre grand chef historique des expéditions himalayennes, c’est l’Américain Norman Dyhrenfurth. Et comme Herrligkoffer, il sera confronté à l’inévitable ambition de ses hommes, comme par exemple en 1963 à l’Everest. Après les Anglais en 1953 et les Suisses en 1956, les Américains veulent à leur tour planter leur drapeau sur le Toit du Monde. Pourtant dès les préparatifs, quelques alpinistes se montrent plus ambitieux que les autres et jugent la voie du col sud sans intérêt car déjà faite. Ils veulent ouvrir une nouvelle voie et jettent leur dévolu sur l’arête ouest. Dyhrenfurth n’est pas contre mais veut le sommet en priorité. En face de lui, Tom Hornbein et Willi Unsoeld ne baisseront jamais les bras et obtiendront finalement le droit de tenter leur chance. Le 22 mai, quelques heures après la réussite de leurs camarades sur la voie normale, ils parviennent eux aussi au sommet via l’arête ouest. Si l’Histoire n’a pas oublié que Jim Whittaker fut le premier Américain au sommet de l’Everest, la légende, elle, a surtout retenu un nom : Hornbein et son désormais célèbre couloir.
En 1971, Norman Dyhrenfurth est de nouveau à la tête d’une expédition à l’Everest. Internationale cette fois-ci. Il y a là notamment l’Italien Carlo Mauri, les Suisses Yvette et Michel Vaucher, les Anglais Don Whillans et Dougal Haston et pour la France, Pierre Mazeaud. Deux groupes se forment pour deux objectifs différents : la première de la face sud et la répétition de l’arête ouest. Le 29 avril, c’est la consternation : Dyhrenfurth demande à la cordée Mazeaud d’abandonner sa tentative et de se transformer en sherpas pour soutenir la progression des Anglais sur la face sud. Pierre Mazeaud refuse : « Le stade de la discussion courtoise est vite dépassé, ce sont des injures à notre égard de la part des Anglo-saxons qui jugent notre égoïsme peu conforme avec l’esprit de solidarité. » Ravagé par la déception, le futur président du Conseil Constitutionnel redescend au camp de base et plie bagage. C’est depuis son bureau parisien qu’il apprendra l’échec des Anglais. Il reviendra à l’Everest en 1978, en chef d’expédition cette fois-ci, avec sommet à la clé.
Le contre-exemple Pierre Allain
Pour ce genre d’expédition, le choix des hommes est donc primordial. Faut-il laisser sur la touche le meilleur des alpinistes sous prétexte d’une trop forte personnalité ou d’un caractère trop individualiste ? En 1950, Lucien Devies et le comité français pour l’Himalaya n’avaient pas hésité à rayer le nom de Pierre Allain dans la liste des prétendants à l’Annapurna(2). La star de Fontainebleau faisait pourtant partie des meilleurs grimpeurs de sa génération et son expérience de 1936 à l’Hidden Peak aurait probablement été précieuse mais peut-être aurait-il fait un peu trop d’ombre à Maurice Herzog et ses drapeaux. L’histoire aurait-elle été différente s’il avait été là ? Peut-être…
En attendant, Denis Urubko est bien là, et pendant qu’on se pose toutes ces questions, il fonce tel un aigle vers le sommet du K2. Certains s’inquiètent de le voir faire la trace seul dans la neige profonde des pentes sommitales mais Denis est malin, il sait qu’elle a déjà été faite par Buhl et Messner. Il n’a qu’à la suivre.
(1) Denis Urubko a récemment obtenu la nationalité polonaise. Il est donc Kazakho-polonais.
(2) Pierre Allain fut officiellement écarté de l’expédition à l’Annapurna pour raison de santé.
Bibliographie :
- La montagne nue – Reinhold Messner (Editions Guérin)
- Everest : l’arête ouest – Tom Hornbein (Editions du Mont-Blanc)
- Montagne pour un homme nu – Pierre Mazeaud (Editions Arthaud)
Hermann Buhl après son légendaire solo au Nanga Parbat en 1953 (Photo : Hans Ertl)
5 Commentaires
Pierre Marie Girardot - 25 février 2018 à 10 h 41 min
Il est vrai que les grandes personnalités sont par essence des hommes seuls. L’ennui c’est quand ils s’engagent dans des initiatives collectives sans mettre l’ego en retrait … cela peut entraîner des catastrophes. Rien à dire pour exprimer son ego mais quand on met en jeu l’esprit d’équipe et parfois la vie de l’équipe il vaut mieux choisir de partir seul.
Florence - 25 février 2018 à 14 h 15 min
Vraiment un immense merci pour ces chroniques !
Vraiment, je pense bien à Denis Urubko et espère vraiment pour lui !
Toute mon admiration pour vous tous !
JEAN PHILIPPE - 26 février 2018 à 9 h 48 min
S’il parvient au sommet, après ce qu’ils ont fait pour sauver Elisabeth Revol, c’est quoi la suite, on se fait un petit Everest, on repasse par le Nanga Pargat. Va falloir penser à rentrer les gars. La soupe est chaude et le Ricard au frais.
Toujours aussi pertinentes tes rubriques Thomas, bravo.
Mez - 18 mars 2018 à 12 h 24 min
Franchement si on regarde avec le recul l histoire des Polonais au K2 hivernale je crois que Wielicki n a pas été un mauvais Chef!
Ce n est pas l immense Wielicki grimpeur, son rôle est avant tout de sentir la montagne et de ramener tout le monde vivant, ce qu’ il à fait.
Apres la gestion d Urubko c est autre chose ce type est immense mais sa tentative( on a tous voulu y croire en direct) mais avec le recul c était un peu n importe quoi, d ailleurs ils c est arrêté a 1000m du sommet!!!il était très loin! Wielicky le savait mais il à encore fait monter des gars au cas ou Urubko était en galère ( malgré l humiliation nationale qui lui à mis dans la tronche)
La seule question est pourquoi avoir raté autant de créneau de beau temps ( trop de neige a purger),en tous les cas il y a une raison logique Avec l expérience de Wielicki (20 expés au compteur minimum!!!) il n aurait pas laisser passer cette chance
Attendons le rapport complet de l expé ( si quelque un a des infos traduit en polonais je prends!!!) j en salive déja,pareil avec les explications d Urubko!!!
climbingholds.shop - 28 avril 2018 à 19 h 07 min
D’apres mes amis Polonais, tellement d’entre eux ont eu des accidents ou sont mort durant leur projet de « face nord en Hiver » que ca en devient désespérant.
https://climbingholds.shop
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