Quatorze 8 000, treize hivernales

9 octobre 2017 - 2 commentaires

Cette fois c’est officiel, les Polonais vont s’attaquer dans les prochains mois au dernier grand problème de l’Himalaya : l’hivernale au K2. Avant de s’intéresser de plus près à cette expédition qui pourrait bien être historique, il convient d’être au point sur le sujet. Alors après le mémo sur la conquête des 8 000, voici celui sur les hivernales. A vos moufles !

Everest : Leszek Cichy et Krzysztof Wielicki – 17 Février 1980

Le premier 8 000 a avoir été gravi en hiver n’est pas n’importe lequel. C’est le plus haut : l’Everest ! L’homme clé de cette grande première c’est Andrzej Zawada, charismatique leader de la lourde expédition polonaise qui entreprit cette folie au mois de janvier 1980. Le 16 février, Leszek Cichy et Krzysztof Wielicki atteignent le Col Sud où leur thermomètre affiche -42°C. Les deux hommes dont l’expérience de la haute altitude est limitée, n’étaient pas les candidats prédestinés au sommet mais le vent et le froid ont épuisé tous les autres. Le lendemain à 14h30, ils sont au sommet où ils laissent leur thermomètre en guise de preuve. Les Polonais, Jean-Paul II en tête, sont en fusion ! A leur retour au camp de base, Wielicki et Cichy sont déjà des héros nationaux. Pour la Pologne, c’est le début d’une longue histoire avec les hivernales en Himalaya. Pour Krzysztof Wielicki, c’est la première pierre d’une carrière qui le conduira au sommet des quatorze 8 000, parfois en hiver.

Manaslu : Maciej Berbeka et Ryszard Gajewski – 12 Janvier 1984

Le Manaslu, c’est la montagne des Japonais. Les grimpeurs du soleil levant en ont réussi la première ascension en 1956, rien d’étonnant à ce qu’ils soient les premiers à l’avoir tenté en hivernale en 1982. Mais comme beaucoup, ils durent renoncer à cause du vent. C’est finalement en 1984 qu’une expédition polonaise dirigée par Lech Korniszewski et composée de nombreux membres de la réussite sur l’Everest quatre ans auparavant, parvint à gravir le Manaslu en hiver (et sans oxygène s’il vous plait). Le 12 janvier 1984, Maciej Berbeka et Ryszard Gajewski sont au sommet où ils restent près de quarante-cinq minutes malgré le vent et le froid. Pour preuve de leur réussite, les deux hommes ramènent un drapeau coréen laissé là-haut par une précédente expédition. L’exploit sera néanmoins terni par la mort de Stanislaw Jaworski, cinéaste de l’expédition.

Dhaulagiri : Jerzy Kukuczka et Andrzej Czok – 21 Janvier 1985

Forts de leurs réussites à l’Everest et au Manaslu, les Polonais se sentent soudain pousser des ailes. Pour le seul hiver 1985, ils briguent deux 8 000 : le Dhaulagiri et le Cho Oyu. Ils organisent donc deux expéditions distinctes et simultanées. Problème, Jerzy Kukuczka veut les deux sommets. Deux 8 000 pour un seul homme dans un même hiver ? N’importe quoi… Le 21 janvier, pourtant, Kukuczka est au sommet du Dhaulagiri en compagnie de Andrzej Czok. Lorsqu’ils préviennent le camp de base à 16 heures, Adam Bilczewski le chef d’expédition est inquiet : il fait presque nuit et les deux hommes vont devoir bivouaquer à 8 000 mètres par -40°C. Le lendemain matin, ils sont vivants et reprennent leur descente. Mais la nuit revient vite, un deuxième bivouac est inéluctable. Rebelote le troisième jour, le camp 1 est encore trop loin… Lorsqu’ils parviennent enfin au camp de base, Czok s’effondre et commence à soigner ses gelures. « Jurek », lui, ne défait même pas son sac à dos, il a une autre montagne à gravir…

Cho Oyu : Maciej Berbeka et Maciej Pawlikowski – 12 Février 1985

Au sommet du Dhaulagiri le 21 janvier, Jerzy Kukuczka débarque au camp de base du Cho Oyu le 8 février après un improbable périple en solo à travers la pampa népalaise. En l’attendant, l’équipe menée par Andrzej Zawada a installé tous les camps sur la voie du pilier sud-est où les hommes de pointe sont prêts à tenter le sommet. Pendant que Kukuczka fonce vers le dernier camp en oubliant l’état de ses pieds, Maciej Berbeka et Maciej Pawlikowski s’avancent lentement vers le sommet qu’ils atteignent le 12 février. Kukuczka a manqué la première hivernale mais ça ne l’empêche pas de tenter sa chance en compagnie de Zyga Heinrich. Le 15 février, après un nouveau bivouac glacial, il est au sommet du Cho Oyu, son huitième 8 000. Le 13 juillet, à peine remis de ses gelures, il est en haut du Nanga Parbat. Trois 8 000 en six mois, dont deux en hivernale. Quel homme !

Kangchenjunga : Jerzy Kukuczka et Krzysztof Wielicki – 11 Janvier 1986

Après un échec au Lhotse à l’été 1985, Jerzy Kukuczka s’octroya quelques mois de répit mais puisque Reinhold Messner – son adversaire dans la course aux quatorze 8 000 – ne se reposait jamais, il dut repartir pour le Kangchenjunga dès l’hiver suivant. Il y retrouva le gotha de l’alpinisme polonais du moment : Artur Hajzer, Krzysztof Wielicki, Andrzej Czok ou encore Buguslaw Probulski. Après bien des palabres, deux cordées d’assaut furent sélectionnées et Jerzy fit finalement équipe avec Krzysztof Wielicki. La deuxième cordée dut rapidement faire demi-tour en raison de l’état de santé de Czok qui se dégradait inéluctablement. Le 11 janvier, Wielicki et Kukuczka, les deux grands spécialistes des ascensions hivernales, sont ensemble au sommet du Kangch’ mais leur joie est de courte durée. Plus bas, Andrzej Czok vient de s’éteindre dans une tente au camp 3…

Annapurna : Jerzy Kukuczka et Artur Hajzer – 3 Février 1987

C’est finalement Messner qui remporta la course aux quatorze 8 000 après sa dernière réussite au Lhotse en 1986. Mais pour Kukuczka, il n’était pas question d’abandonner si près du but. L’année 1987 devait lui permettre cocher les deux derniers sommets qui lui manquait : l’Annapurna et le Shishapangma. Le 20 janvier, c’est donc une nouvelle expédition polonaise qui est au camp de base de l’Annapurna. Il y a là – outre Kukuczka – Artur Hajzer, Krzysztof Wielicki et Wanda Rutkiewicz. Encore une fois, la question des cordées se posa et c’est cette fois-ci Artur Hajzer qui obtint le droit de faire équipe avec Kukuczka pendant que Wielicki renonçait à cause d’une Wanda Rutkiewicz un peu trop juste pour ce genre de défi. Le 3 février, après une ascension éclair, Kukuczka et Hajzer parviennent au sommet malgré une terrible tempête de neige qui les accompagna sur la dernière partie. Une victoire de plus pour l’alpinisme polonais !

Lhotse : Krzysztof Wielicki – 31 Décembre 1988

A l’origine de la première hivernale au Lhotse, il y a une alpiniste belge : Ingrid Baeyens. C’est par son biais qu’une expédition belge invita ses amis polonais à se joindre à elle pour profiter de leur précieuse expérience sur ce genre de d’ascension. Andrzej Zawada, Leszek Clichy et Krzysztof Wielicki délaissèrent donc un instant la fameuse face sud pour tenter la voie normale en hiver en compagnie des belges. Problème, au moment de l’assaut, tout le monde tomba malade sauf Wielicki qui peinait pourtant à se remettre d’un accident d’escalade survenu quelques semaines auparavant. Puisque le médecin lui avait interdit d’aller en montagne, Wielicki s’autorisa un corset pour lui faire plaisir puis partit en solo depuis le camp 3 à 6 400 mètres. Le 31 décembre 1988, malgré quelques douleurs au dos, il est seul au sommet. Si les téléphones portables avaient existé à l’époque, il aurait certainement envoyé un texto de bonne année à son médecin.

Shishapangma : Simone Moro et Piotr Morawsky – 14 Janvier 2005

La fin des années 80 marque aussi la fin de l’âge d’or de l’alpinisme polonais. Jerzy Kukuczka, Wanda Rutkiewicz et beaucoup d’autres sont morts en montagne et avec la chute du mur de Berlin, le marché noir qui servait à financer en partie les expéditions ne fonctionne plus. Plus de Polonais, plus d’hivernale… Il faut ainsi attendre dix-sept ans* avant de voir un nouveau 8 000 gravi en hiver. Et c’est un Italien qui va reprendre le flambeau : Simone Moro. Le 14 janvier 2005, après plusieurs tentatives avortées, il se dresse en effet au sommet du Shishapangma en compagnie de Piotr Morawsky, polonais comme tous les autres membres de l’expédition. Le nouveau cador de l’hiver est italien, mais que serait-il sans les Polonais ? Pour cette ascension historique, les deux hommes ont emprunté la voie des Yougoslaves, à l’extrême droite de la face sud, qu’ils ont gravie sans oxygène ni porteur d’altitude. L’hivernale en style alpin, what else ?

* Beaucoup considèrent l’ascension en solitaire de Jean-Christophe Lafaille en 2004 comme la première hivernale au Shishapangma, mais il a atteint le sommet le 11 décembre et pour qu’une ascension soit reconnue comme une hivernale, le sommet doit être atteint après le 21 décembre. Cruel…

Makalu : Simone Moro et Denis Urubko – 9 Février 2009

L’hiver, en solitaire et sans oxygène, autant jouer à la roulette russe… Pour Jean-Christophe Lafaille, ce jeu dangereux prit fin en janvier 2006 sur les pentes du Makalu où il disparut en tentant son douzième 8000. Simone Moro, plus prudent, grimpe désormais avec le redoutable Kazakh Denis Urubko. Le 9 février 2009, après une nuit passée à 6 800 et une autre à 7 700, le duo est au sommet du Makalu (quelques belles images ici). Et de neuf ! Pour les cinq sommets restants, il faut désormais aller voir du côté du Pakistan et du Karakoram où les vents sont encore plus violents et les températures encore plus basses…

Gasherbrum II : Simone Moro, Denis Urubko et Cory Richards – 2 février 2011

Pour le Gasherbrum II, deux ans plus tard, l’équipe est la même avec l’Américain Cory Richards en plus. Trois au départ, trois à l’arrivée. Le secret de la réussite ? Le fameux fast and light cher aux alpinistes modernes. Pas d’oxygène, pas de porteur, juste le nécessaire afin d’être le plus rapide possible. Seulement vingt-deux jours après l’arrivée au camp de base, le sommet est dans la poche. Mais il leur faudra aussi une bonne dose de chance pour survivre à l’avalanche qui faillit ternir l’exploit lors de la descente. « C’est un miracle que nous soyons vivants » dira Moro après coup. Avec trois 8 000 réussis en hiver, l’Italien est désormais l’égal de Jerzy Kukuczka et Krzysztof Wielicki.

Gasherbrum I : Adam Bielecki et Janusz Golab – 9 mars 2012

L’année suivante au Gasherbrum I, c’est le grand retour des Polonais avec Artur Hajzer à la tête de l’expédition qui mènera Adam Bielecki et Janusz Golab au sommet le 9 mars 2012. L’aventure faillit pourtant tourner court puisque lors de la marche d’approche, la caravane fut stoppée par un pont suspendu endommagé sur la route d’Askole. Mais Janusz Golab n’est pas seulement un grand alpiniste, c’est aussi un charpentier de talent. Quelques coups de marteau plus tard, le camp de base était atteint et l’ascension pouvait enfin commencer. Après une attente de plusieurs semaines, la météo finit par s’améliorer et ouvrit la fenêtre que les grimpeurs n’attendaient plus. « Nous devons admettre que nous avons eu beaucoup de chance avec la fenêtre météo » déclara Adam Bielecki de retour au camp de base. Ironie du sort, Artur Hajzer trouvera la mort l’année suivante sur cette même montagne, après une chute dans le couloir des japonais.

Broad Peak : Adam Bielecki, Artur Małek, Maciej Berbeka et Tomasz Kowalski – 5 mars 2013

La trace laissée par les Polonais dans l’histoire de l’himalayisme est proportionnelle au tribut qu’ils payèrent en retour. L’ascension hivernale du Broad Peak n’échappe malheureusement pas à la règle. Sur les quatre alpinistes ayant atteint le sommet le 5 mars 2013, seuls deux en sont revenus : Adam Bielecki et Artur Małek. Pendant que ces deux-là réussissaient à rejoindre le camp 4, leurs compagnons Maciej Berbeka et Tomasz Kowalski, exténués par l’ascension, étaient contraints de bivouaquer à 7 900 mètres. C’est Krzysztof Wielicki, le chef de l’expédition, qui sera chargé d’annoncer la terrible nouvelle quelques jours plus tard : « Compte tenu des circonstances, des conditions, de mon expérience, de l’histoire de l’alpinisme en Himalaya, de la connaissance de la physiologie et de la médecine à haute altitude (…) je suis contraint d’annoncer la mort de Maciej Berbeka et Tomasz Kowalski. »

Nanga Parbat : Simone Moro, Alex Txikon et Ali Sadpara – 26 février 2016

Elle était sacrément convoitée cette hivernale au Nanga Parbat. Il faut dire que cela faisait trente ans qu’il résistait le bougre. La clé de la réussite ? L’union des forces. Cinq expéditions au départ, plusieurs tentatives avortées, quelques conflits, beaucoup d’attente et finalement une cordée de pointe composée d’un mix de deux expéditions. Le 26 février, après cinq jours d’ascension, l’Italien Simone Moro, l’Espagnol Alex Txikon et le Pakistanais Ali Sadpara sont au sommet. Tamara Lunger renoncera à quelques mètres du but, manquant de peu la deuxième hivernale féminine sur un 8 000, 23 ans après la Suissesse Marianne Chapuisat au Cho Oyu. En devenant le premier alpiniste a réussir quatre premières en hiver sur les géants himalayens, Simone Moro est entré un peu plus dans la légende mais il a déjà affirmé qu’il n’irait pas au K2, sa femme ne veut pas ! Notre petite française Elisabeth Revol y était, elle m’a tout raconté. Le compte-rendu complet est à lire ici.

Leszek Cichy et Krzysztof Wielicki - Everest 1980
Krzysztof Wielicki (à gauche) et Leszek Cichy à leur retour au camp de base après avoir réussi la première hivernale de l’Everest le 17 février 1980 (Photo : Bogdan Jankowski)

2 Commentaires

  • Pedro26 - 8 mars 2018 à 23 h 31 min

    Super résumé des premières hivernales sur les 13x8000m.
    Merci Thomas.

  • trossat - 1 août 2019 à 9 h 29 min

    Il y a une erreur concernant le Gashebrum 2 , la première hivernale a été réalisée par Jean Christophe Laffaye, faut pas l’oublier.
    Vérifiez, rectifiez.
    Merci

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