Jannu

À dada sur le sommet

Par Valentin Rakovsky

« Le Jannu n’est pas une montagne, c’est un géant féroce qui monte la garde », tel est l’avertissement donné par Tenzing Norgay en 1955 au chef d’expédition Jean Franco, à la recherche d’un nouveau défi pour l’himalayisme français. Également appelé Kumbhakarna, du nom d’un démon géant et cornu de la mythologie hindoue, le Jannu est une haute forteresse qui émerge de l’arête sud-ouest du Kangchenjunga et oppose une monstrueuse face nord de 3 000 mètres de haut.

Une conquête inutile, mais visionnaire

Lorsque les Français reviennent du Népal en 1955 avec la première du Makalu (8 485 mètres) dans la besace, il reste encore sept 8 000 vierges. Mais le chef d’expédition Jean Franco et le patron du comité de l’Himalaya Lucien Devies veulent voir plus loin, et réfléchissent à des ouvertures à haut niveau technique en Himalaya. Jean Franco jette son dévolu sur le Jannu, 7 711 mètres. Il envoie en reconnaissance Guido Magnone, Jean Bouvier et Pierre Leroux en octobre 1957, puis sort l’artillerie lourde en 1959, en sélectionnant en plus dans son équipe l’illustre Lionel Terray ainsi que deux petits jeunes qui montent (plutôt bien d’ailleurs) : René Desmaison et Robert Paragot.

La noria de camps d’altitude se met en place le long de l’arête sud, des passages d’une difficulté extrême pour l’époque sont équipés de plus d’un kilomètres et demi de cordes fixes. Mais le 12 mai au camp VI, au moment de lancer l’assaut final, Jean Franco est atteint d’ophtalmie. Magnone et Paragot renoncent à 300 mètres du sommet pour ramener leur chef sain et sauf, et quand Lionel Terray termine Les conquérants de l’inutile en 1961, son best-seller s’achève en cliffhanger sur cette tentative, sans qu’on sache ce qu’il advient du Kumbhakarna.

Le Grenoblois écrit la suite de l’histoire dès l’année suivante, sur ce qu’il estime être « le plus hardi des grands sommets que les convulsions de la Terre aient jeté vers le ciel ». L’expédition française de 1962, avec Terray aux manettes, parvient à terminer sa voie technique sur l’arête sud. Et le 27 avril, Paul Keller, René Desmaison, Robert Paragot et Gyalzen Mitchung Sherpa parviennent sur la crête sommitale, à califourchon sur un sommet trop effilé pour y tenir debout. Les six autres grimpeurs de l’expédition (dont le Pyrénéiste Jean Ravier) et le Sherpa Wangdi passent aussi par la cime le lendemain. Même Terray, avec six côtes cassées dans une mauvaise chute en falaise deux mois avant le départ, surmonte sa douleur pour aller s’asseoir sur l’arête tant convoitée et entériner la plus difficile ascension jamais réussie à une telle altitude.

Bataille pour le Jannu, le film de l’ascension, signé René Vernadet, impressionne mais fait peu d’émules. La sentinelle du Kangch, malgré sa réputation d’esthétique et de technicité, reste tranquille jusqu’en 1974. Une expédition japonaise vient alors glaner la deuxième ascension, toujours par l’arête sud, toujours en style lourd, toujours avec de l’oxygène. Yukihiro Ichikawa et Soji Obara atteignent le sommet le 18 mai peu après 17 heures, mais doivent endurer une descente effroyable de nuit dans les passages les plus techniques, alors que leurs bouteilles d’oxygène sont épuisées.

En face nord, gros exploits et petits mensonges

Le sommet désormais atteint, il reste à résoudre au Jannu un problème majeur : sa face nord, haute de 3 000 mètres, surnommée le « Shadow Wall » tel un alter ego maléfique du « Shining Wall » du Gasherbrum IV. Le premier à s’y frotter est le Néo-Zélandais Peter Vincent Farrell en 1975, éconduit à 7 300 mètres d’altitude par des rafales de vent. Masatsugu Konishi et son expédition japonaise badigeonne la face de 6,7 kilomètres de cordes fixes pour en venir à bout en 1976 !

Une expédition française vient constater d’elle-même la difficulté de la face en octobre 1982, avec une tentative en style alpin de Patrick Berhault, Pierre Béghin et Bernard Muller. Le premier jette l’éponge dès le départ devant un tel mur. Les deux autres parviennent à 7 100 mètres, et renoncent après l’ensevelissement de tous leurs camps d’altitude par des chutes de neige. « L’expérience la plus émouvante que j’aie jamais vécue dans l’Himalaya. Aucun d’entre nous n’avait jamais vu une face aussi froide et aussi raide », écrit Béghin au retour. Il aura sa revanche en 1987 par la voie japonaise tracée onze ans plus tôt et cette fois accompagné par Érik Decamp et François Marsigny. Une première en pur style alpin dans la face.

En 1989, un certain Tomo Cesen revendique une directissime en solo dans cette même face nord. Un exploit retentissant, dont le Slovène publie plusieurs clichés. Il récidive l’année suivante dans l’invincible face sud du Lhotse, mais ces deux ascensions soulèvent quelques doutes… Les expéditions suivantes ne retrouvent aucune trace de son passage en haute altitude, et aucune des photos présentées comme preuves des ascensions ne correspond aux voies revendiquées. Certaines ont même été empruntées discrètement à Vicki Groselj, auteur d’une expédition au Lhotse en 1981. Dans la catégorie des potentiels affabulateurs en série qui n’ont jamais pu prouver leurs exploits, Cesen occupe aujourd’hui une place de choix à côté de l’Italien Cesare Maestri. La première directe attestée dans la face nord date donc de 2004 et d’une expédition russe menée par Alexander Odinstov, au prix de 50 jours d’ascension – et grâce à quelques cordes fixes. L’exploit vaut à ses auteurs le Piolet d’or de l’année.

Enfin, si l’on fait les comptes, l’Himalayan Database a consigné dans ses annales 18 expéditions parvenues au sommet du Jannu, pour 69 à avoir déjà planté leurs tentes au camp de base.  Le monstre Kumbakharna a donc finalement été moins gravi que le Kangchenjunga lui-même, dont il était pourtant censé monter la garde…

Bibliographie :

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